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Peinture d'un village en arrière-plan d'un moulin reflétant l'activité économique du XVIIIe siècle, époque des « physiocrates ».
Peinture d’un village en arrière-plan d’un moulin reflétant l’activité économique du XVIIIe siècle, époque des « physiocrates ». Wikimedia commons, CC BY-SA

Réformes économiques et politiques : sur les traces de Paul Pierre Lemercier de la Rivière (1719-1801)

Au début de la seconde moitié du XVIIIe siècle se constitue la première véritable école de pensée économique autour du docteur François Quesnay (notamment médecin de la marquise de Pompadour) avec, comme membres principaux, Victor Riqueti marquis de Mirabeau (père du futur tribun révolutionnaire), Pierre Samuel Du Pont de Nemours, l’abbé Nicolas Baudeau et Paul Pierre Lemercier de la Rivière.

L’école dite des Économistes ou encore physiocratie milite activement pour la liberté du commerce et des réformes politiques propres à neutraliser l’arbitraire monarchique. Son impact sur les milieux intellectuels et l’opinion publique est fort grâce à activité de ses membres dans les salons et par l’organe de presse qui lui permet de diffuser ses analyses et revendications : les Éphémérides du citoyen, animé, selon les époques, par Baudeau ou par Du Pont de Nemours.

Juriste, administrateur, conseiller et publiciste

Si la majeure partie des membres de ce groupe est strictement constituée de théoriciens ou de vulgarisateurs, Lemercier de la Rivière, juriste de formation, est le seul à bénéficier d’une véritable expérience pratique. Il est successivement intendant des Iles-du-Vent en Polynésie puis de la Martinique, prise en 1762 par la flotte anglaise lors de la guerre de Sept ans (1756-1763). Il collabore et finit ensuite par devenir le seul membre actif du Comité de législation des colonies dans les années 1780.

Parallèlement à ces expériences d’administrateur et d’expert, il mène une carrière de publiciste entre 1765 et 1792. Sa stature intellectuelle est telle qu’il est à l’occasion consulté par des princes (Catherine II au moment où elle prépare son Nakaz et Gustave III de Suède, en 1775, en matière d’instruction publique) ou par des politiques : il est ainsi, en même temps que l’abbé Gabriel Bonnot de Mably et Jean-Jacques Rousseau, consulté par des députés polonais pour préparer un projet de constitution à la veille du premier partage du territoire polonais entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. En 1774, le contrôle général lui échappe et Anne Robert Jacques Turgot, un sympathisant des physiocrates, est nommé à ce poste.

La prise de la Martinique en février 1762 par la flotte anglaise, lors de la guerre de Sept Ans. Wikimedia comons

Lemercier de la Rivière est d’abord un théoricien économique de haut niveau qui expose et développe la pensée du groupe de Quesnay dont le maître ne diffuse sa pensée qu’à travers des publications courtes et souvent difficiles à relier (des articles pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ou encore pour les Éphémérides du citoyen).

Avec Lemercier de la Rivière, les physiocrates disposent d’un publiciste capable d’articuler leurs principales positions dans de longs ouvrages : L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767), ou encore L’Intérêt général de l’État (1770). Le premier associe analyses et propositions économiques et politiques tandis que le second développe la liaison entre liberté du marché et droit de propriété (dont le physiocrate fait la base de toute la société et du politique). C’est surtout L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques qui va rendre célèbre Lemercier de la Rivière et susciter l’intérêt de Catherine II et de Gustave III. L’ouvrage est même salué, outre-Manche, par l’économiste Adam Smith, père de la l’économie politique classique.

L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767. Wikimedia

Dans le même temps, le livre provoque la polémique et alimente la presse et les salons car l’auteur y développe le volet politique de l’École avec le concept de despotisme légal qui attire les critiques de Rousseau ou encore de Mably. L’expression, en forme d’oxymore, suscite le rejet alors que Lemercier de la Rivière ne recherche qu’à exprimer l’idée qui lui tient à cœur : la loi (naturelle) doit s’imposer à tous, monarque compris, et les magistrats ont pour mission de la traduire dans le droit positif. Le projet de Lemercier de la Rivière n’a donc pas d’autre objectif que de démontrer la nécessité de contrer l’arbitraire royal par l’édification d’un véritable état de droit.

Une autre de ses positions fortes a fait l’objet de vives critiques : la réunion du législatif et de l’exécutif, en argumentant sur l’impossibilité technique et morale de faire les lois sans disposer du pouvoir de les faire appliquer ou de disposer d’une force publique déconnectée de la loi. Cette position choque évidemment les contemporains imprégnés des recommandations de Charles Louis de Montesquieu sur la distribution des pouvoirs. Cependant, les analyses des deux hommes se rejoignent sur un point fondamental : le pouvoir judiciaire doit rester indépendant.

Une « branche à part » de la physiocratie

Jusqu’à la fin de sa vie, Lemercier de la Rivière multiplie les publications pour démontrer le bien-fondé de ses positions politiques mais il renonce à l’utilisation de l’expression « despotisme légal ». Dans les années 1770, il publie deux abrégés de ce qui est perçu comme la doctrine physiocratique (De l’Instruction publique et Lettre sur les économistes) et articule sa pensée à partir du triptyque propriété-sûreté-liberté. Il consacre les années 1780 à travailler pour la codification des lois et règlements coloniaux pour le Comité de législation des colonies.

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Rendu à la vie civile, il va, dans les mois précédents la Révolution et durant les premiers temps révolutionnaires, publier à nouveau (en 1788 et 1789) pour proposer ce qu’il appelle un « canevas constitutionnel ». Ce projet de constitution est assorti de propositions tout à fait détaillées pour la mise en place d’un contrôle constitutionnel par un corps de magistrats indépendant du roi : c’est une démarche tout à fait inédite et moderne que ne retiendront pas les députés aux assemblées révolutionnaires.

Les derniers travaux de Lemercier de la Rivière lui ont sans doute permis d’échapper à la Terreur révolutionnaire (ici, exécution de partisans du chef des révolutionnaires Robespierre en 1794)… . Wikimedia

À la fin de sa vie, Lemercier de la Rivière, retiré dans le sud parisien (pour la pureté de son air), désabusé par le manque d’audience de son œuvre, conscient qu’il ne sera plus appelé pour assurer une quelconque responsabilité politique, décide de livrer une dernière fois au public ses recommandations économiques et politiques.

Il les habille, et cela lui permet certainement d’échapper à la Terreur révolutionnaire, d’un exposé composé, comme l’Utopie de Thomas More, d’un volet décrivant les mœurs sociales et politiques du peuple imaginaire de la Félicie suivi d’un volet proposant un exposé moral et philosophique justifiant l’organisation politique de ce royaume fictif.


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Dans ce dernier ouvrage, ses positions politiques sont le plus souvent consolidées ou complétées. Cependant, Lemercier de la Rivière prend de la distance sur le plan économique avec la physiocratie de sa jeunesse : il réclame une liberté économique associée à un protectionnisme sélectif ou encore une planification de certaines productions estimées comme particulièrement stratégiques. Il a cependant montré qu’il était le plus politique des physiocrates, ce pour quoi Turgot écrivait de lui qu’il constituait une « branche à part » de la physiocratie.

Au fil de son œuvre, il est possible de découvrir de nombreux éléments embryonnaires d’analyses que la science économie développera souvent de nombreuses décennies plus tard : ainsi en est-il de la rente différentielle (David Ricardo), du multiplicateur (Richard Kahn et John Maynard Keynes) ou encore de la modélisation économique.

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