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10000 mineurs de charbon et de fer lorrains, manifestent le 05 mars 1963 à Forbach pour empêcher la fermeture des mines et réclamer l'implantation de nouvelles industries dans la région.
10000 mineurs de charbon et de fer lorrains, manifestent le 05 mars 1963 à Forbach pour empêcher la fermeture des mines et réclamer l'implantation de nouvelles industries dans la région. AFP

Réquisition d’ouvriers : le précédent de la grève des mineurs de 1963

En réponse aux mouvements sociaux dans les raffineries sur fond de pénurie de carburant, le gouvernement a annoncé, mardi 11 octobre, la réquisition des personnels pour le déblocage des dépôts du groupe Esso-ExxonMobil. La CGT d’Esso-ExxonMobil a dénoncé « une remise en cause du droit de grève » et une décision « bafouant un droit constitutionnel des travailleurs en lutte ».

Ce recours légal pour obliger des grévistes à reprendre le travail n’est pas nouveau. En 1963 le gouvernement avait utilisé ce moyen pour tenter, sans succès, de relancer le production face à la grève touchant tous les bassins miniers dans le Nord-Pas-de-Calais, en Lorraine et dans le Centre de la France.

Revendications explicites

Rappelons la situation au début des années 1960, qui sur certains points n’est pas sans évoquer l’actualité dans le secteur énergétique : des salariés mieux payés que la moyenne nationale et une inflation galopante supérieure à la progression des rémunérations. En 1963 la direction des Charbonnages de France admet un retard de 4 %, les syndicats donnant un chiffre supérieur, 11 % pour la CGT, 8,9 % pour le syndicat CFTC (qui deviendra CFDT en 1964). Mais à la revendication salariale s’ajoute une inquiétude latente sur l’avenir du secteur minier, condamné par la concurrence du charbon australien et américain, alors que la Haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) préconise un plan de réduction de la production houillère en Europe.

Aux sources de la réquisition

C’est la loi du 11 juillet 1938 « sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre », modifiée par l’ordonnance du 6 janvier 1959 facilitant le recours à la réquisition en temps de paix en cas de « menace sur un secteur de la vie nationale », puis par le décret du 4 avril 1962, qui précise « la réquisition des services d’une personne a pour effet d’obliger cette personne à fournir, en priorité, par l’exercice de son activité professionnelle et avec tous les moyens dont elle dispose, les prestations définies par l’autorité requérante ». Là est la source du droit de réquisition au début de la grève des mineurs le 1er mars 1963.

Selon l’historien Michel Pigenet « le gouvernement en use d’abondance » depuis 1959 à l’encontre de grèves. Le 19 décembre 1961, les mineurs de Decazeville arrêtent le travail. Le 29 décembre le président de la République, Charles de Gaulle, déclare à la télévision : « La grève paraît inutile, voire anachronique ». En février 1962 les mineurs cessent la grève sans avoir obtenu de résultats. Mais les causes du conflit demeurent, il ressurgit en 1963.

Courant février 1963, il y a des appels en ordre dispersé à l’action. Les Charbonnages de France acceptent d’ouvrir des négociations en échange de l’abandon des consignes de grève, tandis que le Premier ministre, Georges Pompidou, fait planer la menace de la réquisition. Or, de façon inattendue pour le gouvernement qui comptait sur la division syndicale, le 1er mars les fédérations CGT, CFTC, FO et CGC lancent en commun un mot d’ordre de grève.

Le président de la République signe le décret de réquisition

Le 2 mars le président de Gaulle signe l’ordre de réquisition en ces termes :« Est autorisée la réquisition de l’ensemble des personnels des houillères de bassin et des Charbonnages de France. »

Exceptionnellement, le Journal officiel est imprimé un dimanche pour que le décret soit applicable le 5 mars, date à laquelle l’arrêté de mise en application est publié, précisant :

« Art. 1. – Sont mis en état de réquisition collective, dans toutes les résidences d’emploi, les personnels des houillères de bassin du Nord et du Pas-de-Calais, de la Loire, des Cévennes et d’Aquitaine.

Art. 2. – Le présent arrêté, qui est immédiatement exécutoire, sera porté à la connaissance des agents intéressés par voie d’affiches, de circulaires ou par tout autre moyen approprié.

Art. 3. – Les agents intéressés devront se mettre sans délai à la disposition des houillères de bassin désignées à l’article 1er, au lieu habituel et conformément aux horaires habituels de leur travail, pour assurer le service qui leur sera commandé. »

Le mouvement se poursuit

Ni la menace, ni la publication du décret et de l’arrête ne freinent le mouvement. Les fédérations syndicales des mineurs s’éleve contre « le nouveau coup de force », et toutes confirment leurs consignes. Le Monde du 5 mars note : « Dans tous les bassins les militants se réunissent pour “ décider les formes de leur résistance ” »

Le 4 mars, on compte 178000 grévistes pour 197000 mineurs, soit un taux de 90 %. Les manifestations sont impressionnantes : 30 000 à Lens, 15 000 à Forbach. En Lorraine on compte 96,3 % d’absents au fond et 66 % en surface, dans les bassins du Dauphiné, de Blanzy, d’Auvergne et de Provence, des travailleurs réquisitionnés sont à leur poste, mais pratiquent la grève du rendement.

Manifestation de mineurs à Lens en 1963
Manifestation de mineurs à Lens en 1963. Getty -- REPORTERS ASSOCIES/Contributeur

Le mouvement est renforcé par d’autres grèves dans le secteur de l’énergie : les 7 et 8 mars, un arrêt de travail paralyse le bassin gazier de Lacq, en Lorraine les cokeries minières ont réduit la production de moitié, les personnels des mines de fer poursuivent une grève de solidarité, les dockers refusent de décharger le charbon venant de l’étranger. Dans les autres secteurs, la solidarité s’affirme, allant de grèves d’un quart d’heure à des rassemblements.

Le 9 mars on compte 25 000 manifestants à Valenciennes, 10 000 à Douai. À Paris, à l’appel de l’UNEF – alors unique syndicat des étudiants – plusieurs milliers de jeunes manifestent au Quartier latin. Dans les bassins miniers les mairies soutiennent concrètement le mouvement, partout en France des collectes sont organisées. Aux vacances de Pâques, près de 23000 enfants de mineurs sont accueillis dans des familles. À la mi-mars, douze jours après son déclenchement, une semaine après la réquisition, la grève continue, unissant ouvriers, employés, techniciens et même, fait nouveau, les cadres. Le 29 mars u ne grande manifestation réunit à Lens entre 70 000 et 80 000 personnes.

L’échec de la réquisition

Grève des mineurs le 5 mars 1963 à Forbach (Moselle)
Grève des mineurs le 5 mars 1963 à Forbach (Moselle). Wikicommons, CC BY

La grève s’achèvera au bout de 35 jours par un compromis : l’augmentation de salaire atteindra bien 11 % mais au bout de huit mois, par paliers : 6,5 % au 1er avril, 7,25 % au 1er juillet, 8 % au 1er octobre et 11 % le 1er janvier 1964. (Le Monde, 29 août 1983). Sont également actées la hausse des primes, la quatrième semaine de congés payés, l’ouverture de discussions sur la durée du travail, et l’avenir de la profession.

Bien que le 7 mars le ministre Alain Peyrefitte eut affirmé : « Quelles que soient les difficultés d’application que doive présenter une telle décision, le gouvernement la maintient et compte que les mineurs de France ne prolongeront pas leur refus », la grève ne cessa pas, et il n’y eut pas de poursuites à l’encontre des grévistes.


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Plus que le résultat revendicatif qui a divisé dans les assemblées de grévistes, ce qui est resté dans les mémoires c’est l’échec de la réquisition. Gérard Espéret, vice-président de la CFTC, écrit :

« Réclamant votre part de la richesse si fort vantée du pays, vous avez pris le pouvoir et le gouvernement à sa logique. […] En refusant de répondre à la réquisition – dont le gouvernement a reconnu l’erreur – vous avez démontré à tous les accoucheurs de textes préparés dans le but de réglementer le droit de grève qu’il fallait faire attention aux réactions ».

C’est en fait le premier échec social du président de Gaulle, ouvrant un nouveau cycle qui culminera avec mai et juin 1968.

40 ans après, la réforme et son utilisation

C’est en 2003 qu’une réforme modifie les conditions de la réquisition, avec la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure, dont les dispositions sont intégrées dans l’article L 2215-1 4° du Code général des collectivités territoriales :

« En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. »

Son utilisation par les pouvoirs publics dans la grève de 2010 des raffineries de pétrole avait été approuvée par le Conseil d’État (CE référé, 27 octobre 2010, n° 343966), mais condamnée par l’Organisation internationale du travail (avis n° 2841 de l’OIT du 17 novembre 2011). Le débat juridique continuera avec les recours à l’encontre des récentes mesures de réquisition dans le conflit des raffineries.

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