En France et dans un contexte des luttes contre le projet de loi des retraites, une cinquantaine de manifestantes (syndicalistes, militantes ou manifestantes anonymes) ont pris la tête du cortège. Leur but ? Créer un flash mob avec une reconstitution des signifiants majeurs de Rosie la Riveteuse (gants jaunes, bandana, bleu de travail). Elles ont, ainsi, présenté leur chorégraphie chantée et intitulée « À Cause de Macron » (sur des paroles adaptées de la chanson « À cause des Garçons ») pour dénoncer l’impact délétère et inégalitaire de la réforme des retraites sur les femmes.
Le revival de Rosie la Riveteuse dans le champ politique français
Le happening est préparé, la chorégraphie répétée, l’adaptation des paroles aux revendications et la mise en scène générale viennent renforcer efficacement le message. Cette appropriation du marketing par le champ social est intéressante. La scénarisation de l’événement est pensée comme une marque qui se lance crée un happening et s’inspire d’icônes pertinentes de la culture populaire pour générer de l’attention.
Voulant créer le buzz et la viralité sur les réseaux sociaux à travers cette scénarisation, elles renforcent ce que l’on a tendance à oublier dans nos sociétés tertiarisées et digitalisées : l’omniprésence du corps-outil, et par là, la pénibilité (le thème principal de leur mobilisation). Elles convoquent ce faisant la technique du branding (stratégie de marques) en s’habillant toutes de la même manière. C’est une technique de la réplication des corps (ou, ici, la promotion de la cause féministe par la saturation visuelle) mettant en avant des femmes anonymes venues défendre par un code visuel démultiplié le thème de la retraite des femmes et leurs préoccupations invisibilisées.
Le thème fonctionne si bien que le 10 mars Manon Aubry, (députée du parti La France Insoumise) prononce un discours au Parlement européen à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, vêtue de la salopette bleue iconique de Rosie.
Mais, à l’inverse de celui des manifestantes anonymes, dont l’acte et les mots ont été valorisés par le happening, celui de la députée n’a pas été écouté. Son acte a, au contraire, provoqué des réactions adverses de la part du grand public. Elle a été moquée et critiquée notamment en raison de son manque supposé de légitimité, puisque pour beaucoup elle incarne une position de privilégiée, loin du symbole du travail pénible, de corps-outil.
Malgré ses bonnes intentions, son message est invalidé car il intervient dans un espace codifié de cercle de pouvoir comme le parlement européen, illégitime au regard du registre visuel ouvrier. Comme les icônes du show business qui ont mobilisé ce symbole (Beyoncé, Christina Aguilera et bien d’autres…) celui-ci est réduit aux signifiants (bloqué au code visuel) mais peine à convier le signifié, le message ou contenu de son discours. Un procès en authenticité est dès lors vite entamé.
Ajoutons que la captation du symbole par un seul parti (LFI), personnifié par un individu au lieu d’un collectif, s’inscrit en dissonance avec une manifestation qui a montré, le 8 mars, des femmes appartenant à différentes familles politiques.
Mais, au-delà, ce personnage est vidé de son historicité. Sans le savoir l’euro-députée France Insoumise célèbre une icône du prolétariat néo-libéral, à l’origine peu progressiste et récupérée ensuite de manière extensive par une logique de marché et de goodies.
La portée historique de Rosie
Rosie the Riveter (de l’outil « rivet ») a été la tête d’affiche d’une campagne du gouvernement américain visant à recruter des travailleuses pour les industries de la défense américaines pendant la Seconde Guerre mondiale. Du fait de l’absence des hommes, les femmes américaines sont entrées sur le marché du travail en nombre sans précédent pendant cette période. Entre 1940 et 1945, la main-d’œuvre féminine a augmenté de 50 % et une femme mariée sur dix est entrée sur le marché du travail.
Alors que les femmes occupaient divers postes auparavant fermés, le secteur de la défense – l’aviation en particulier – a connu la plus forte augmentation du nombre de femmes avec une hausse de 462 % entre 1940 et 1944. Cependant, malgré une plus forte inclusion, leur salaire, lui, a continué à n’être qu’autour de 50 % du salaire masculin. Dans les films, les journaux, les affiches de promotion, les photographies ou les articles, la campagne Rosie the Riveter a souligné le besoin patriotique des femmes d’entrer sur le marché du travail.
En 1943, le Saturday Evening Post a publié une image de couverture de l’artiste Norman Rockwell, représentant Rosie avec un drapeau en arrière-plan et une copie du tract raciste d’Adolf Hitler « Mein Kampf » sous ses pieds.
Bien que l’image de Rockwell soit une version connue de Rosie the Riveter, son prototype a été créé en 1942 par un artiste de Pittsburgh nommé J. Howard Miller, et a été présenté sur une affiche pour Westinghouse Electric Corporation sous le titre « We Can Do It ! »
Une icône du féminisme ou un simple rôle de remplaçante ?
L’appel aux femmes à rejoindre le marché du travail pendant la Seconde Guerre mondiale était censé être temporaire et les femmes devaient quitter leur emploi après la fin de la guerre. Les hommes revenus du front, beaucoup sont alors rentrées chez elles. Les femmes qui restaient sur le marché du travail, faute d’autres possibilités, continuaient d’être moins bien payées que leurs homologues masculins et étaient généralement rétrogradées. Et comme Rosie (avec ses joues rougies, son fard à paupières et ses ongles manucurés) les femmes devaient conserver les attributs de la féminité malgré leurs nouveaux rôles.
Une publicité pour le rouge à lèvres Tangee assimile la beauté d’une femme au patriotisme. « La beauté est son insigne de courage », « la beauté doit être servie » à l’homme comme un soldat de son plaisir.
Rosie portait littéralement un costume temporaire plaisant pour les hommes dont elle attendait le retour. Après la guerre, l’Amérique avait également besoin de consolation, d’une maman, et la norme de division des rôles de genre s’est renforcée.
Dans son livre de 1997, Faces of Feminism, l’écrivain Sheila Tobias déplore :
« En salopette et bandana nouvellement découverts, elle a rivé pendant toute la durée de la guerre, rêvant d’un moment où elle pourrait retourner chez elle et s’occuper de son ménage. »
De l’émancipation au mug
La campagne a fonctionné pendant un certain temps, mais à mesure que de plus en plus de femmes se retiraient chez elles dans les années 1950, leur sentiment d’isolement a augmenté, leur émancipation invalidée. La première grande figure culturelle à s’interroger sur ce sort a été Betty Friedan créditée de la deuxième vague du féminisme dans son livre, paru en 1963, The Feminine Mystique
Ce n’est que dans les années 1980, avec des expositions de la Seconde Guerre mondiale dans des musées tels que le Musée national d’histoire américaine ou les Archives nationales, que l’affiche de Rosie a refait surface en tant qu’image féministe. En 1983, les Archives la reproduisaient sur des souvenirs. Aujourd’hui, ils vendent un mug Rosie ou un maquillage compact pour quelques dollars.
L’intemporalité visuelle relative de Rosie continue de fasciner, sans forcément que le personnage soit contextualisé par ses usagers. Ainsi la chanteuse Beyoncé s’est approprié Rosie en 2014 par des images d’elle postées sur Instagram en bandana et manches de travail retroussées, tentant une déconstruction symbolique du stéréotype américain de la femme blanche « idéale ».
Le Guardian avait alors titré dans une critique, « Désolée Beyoncé, Rosie la Riveteuse n’est pas une icône féministe », poursuivant : « Lorsque nous nous déguisons en elle, nous nous déguisons en « broche »- rétouchée ».
Avant même Beyoncé, Christina Aguilera avait fait un clin d’œil à Rosie dans sa vidéo « Candyman » de 2006 où apparaît une imagerie sexualisée de la pop star, avant de chanter : « C’est un guichet unique avec un très gros… ahhh. » Kris Jenner a, quant à elle, imité Rosie dans une publicité de 2011 pour les sous-vêtements de la marque incontinence Poise.
Une icône néolibérale
Rosie est logiquement devenue une icône du marché néolibéral. La marchandisation du féminisme est par ailleurs un élément notoire actuellement pertinemment interrogé par plusieurs disciplines.
Ce phénomène simplifie la complexité idéologique et en réifie souvent les messages. La marchandisation peut permettre – par effet d’amplification au-delà des élites féministes – à de jeunes femmes qui se socialisent à travers ses codes au départ, de se sensibiliser plus profondément ensuite à la question centrale des inégalités de genre d’après des recherches féministes récentes.
Dans une société où, comme on l’attribue à Andy Warhol, chacun cherche son quart d’heure de célébrité ou visibilité, les symboles ont une mémoire de leurs sens originel, ils sont plastiques mais dépendent du contexte.
Un même symbole est versatile, il peut catalyser un message ou le détourner.