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Russie : les faux semblants du scrutin constitutionnel

Un bureau de vote en plein air à Saint-Pétersbourg le 28 juin 2020. Olga Maltseva/AFP

Le scrutin sur les amendements constitutionnels russes qui s’est déroulé entre fin juin et le 1ᵉʳ juillet 2020 marquera les mémoires par des images saisissantes, celles des bureaux de vote de fortune installés dans les espaces publics les plus improbables

On a vu les Russes voter sur des coins de tables pliantes disposées dans l’herbe haute des ruelles de campagne, sur des bancs publics, près des bacs à sable ou des tourniquets des aires de jeux, dans le pré des vaches, sur le carré de béton devant les entrées des garages, dans des caddies de supermarché, sur des souches d’arbre, dans des coffres de voiture…

Tout au long de la semaine électorale, les images de ces points de vote de bric et de broc qui semblaient sortir d’un film de comédie ont circulé sur les réseaux sociaux, provoquant hilarité et consternation des observateurs.

Officiellement, ce vote en plein air étalé sur une semaine a été autorisé pour sécuriser le scrutin dans un contexte épidémique encore inquiétant. Cependant, le contraste entre l’importance de l’enjeu (une transformation majeure de la Constitution) et le bricolage négligent du scrutin est frappant.

Il est légitime de dénoncer les falsifications ou un énième détournement des règles de la démocratie en Russie, mais les enseignements de cette consultation sont bien plus riches si l’on cesse de la considérer comme une anomalie et que l’on s’interroge sur le sens que lui donne le pouvoir et sur l’usage qui en est fait dans le jeu politique.

Un scrutin du troisième type

Le vote qui s’est déroulé sur les bancs des jardins publics n’est ni une élection, ni un référendum, contrairement à son appellation courante dans les médias occidentaux.

Certaines dispositions de la Constitution de la Fédération de Russie, adoptée en 1993, doivent en effet être amendées par référendum (il s’agit plus précisément des chapitres 1, 2 et 9, portant respectivement sur les fondements constitutionnels de l’État russe, les droits et libertés individuelles et les principes de modification de la Constitution). Ce ne sont pas ces dispositions-là qui sont visées par les amendements de 2020. Ces derniers peuvent tout à fait être adoptés par voie parlementaire. Le vote de juin-juillet 2020 a donc de facto une valeur avant tout consultative, et ses conditions sont définies par une loi ad hoc qui transfère à la Commission électorale centrale le pouvoir de définir les règles du scrutin, mais aussi de les changer au cours du vote.

L’indétermination des règles du scrutin est ce qui a permis de le sortir complètement du cadre électoral en usage en Russie : le vote pouvait se dérouler sur plusieurs jours, il pouvait se tenir dans des bureaux mobiles à l’équipement sommaire, d’abord interdits puis autorisés, aucune présence d’observateurs n’était requise et le contrôle des bulletins pendant les jours du scrutin était très limité.

L’objet du vote était pourtant loin d’être anecdotique : il s’agissait d’approuver ou de rejeter en bloc plus de 200 amendements constitutionnels, touchant 6 chapitres sur 9 de la Constitution russe. Les amendements en question touchent des thématiques très diverses : un bloc « valeurs » qui affirme le caractère hétérosexuel du mariage, la continuité avec l’héritage soviétique, la mention de Dieu dans la Constitution, le « respect de la mémoire historique », la place de la langue russe ; un bloc social avec l’affirmation du soutien de l’État à l’enfance, aux personnes âgées, aux citoyens malades ; enfin, un bloc politique qui consolide les pouvoirs de nomination et de contrôle exercés par le président sur différents organes et, notamment, le pouvoir judiciaire. Ce dernier bloc contient l’amendement dit de « remise à zéro des compteurs » qui permet au président en exercice au moment de la réforme de se représenter pour deux mandats supplémentaires.

L’adoption de ces amendements par le Parlement, affirment des constitutionnalistes russes, est d’ailleurs à la limite de la légalité, dans la mesure où la procédure prévue dans la Constitution n’a pas été respectée au moment du travail parlementaire et du vote des amendements.

Le résultat du vote a été au point près celui que plusieurs sources proches du pouvoir donnaient comme objectif fixé par le Kremlin : 68 % de taux de participation, près de 78 % de oui aux réformes.

Si personne ne s’est étonné que le Parlement joue un rôle de chambre d’enregistrement des réformes, le caractère carnavalesque du scrutin populaire a laissé dans une certaine sidération les analystes les plus aguerris de la vie politique russe. Les observateurs ont immédiatement relevé de nombreuses falsifications (pressions sur les électeurs, bourrages des urnes, possibilité de voter plusieurs fois, électeurs qui constataient qu’on avait déjà voté pour eux…), mais les dénoncer semblait même décalé au vu de ce scrutin aussi rigoureux qu’une tombola de kermesse, et aux résultats aussi visiblement artificiels.

Circulez, il n’y a rien à voir ?

Ce n’est bien évidemment pas la première fois qu’un processus électoral russe fait l’objet de critiques majeures. Le soupir et le haussement d’épaules accompagnent invariablement les analyses du vote en Russie de la dernière décennie. Les multiples fraudes et des falsifications, les barrières électorales qui ferment hermétiquement le champ de la compétition aux opposants, les répressions des mouvements protestataires post-électoraux amènent souvent les observateurs à se désintéresser des élections elles-mêmes, au profit d’une dénonciation du détournement du processus électoral. Rentrer dans une analyse fine d’un scrutin russe peut sembler au mieux farfelu, au pire complaisant vis-à-vis d’un fonctionnement autoritaire. Le registre de la dénonciation d’une élection « truquée » par rapport à une élection « normale » est encore de rigueur pour parler de la Russie contemporaine.

La science politique a longtemps souffert de ce biais dans l’analyse des élections autoritaires. Pourtant, comme le soulignaient déjà Guy Hermet, Juan Linz et Alain Rouquié dans les années 1970, si les élections autoritaires ne remplissent pas tout à fait les mêmes fonctions que les élections démocratiques, et si elles n’obéissent pas tout à fait aux mêmes règles, cela ne signifie pas qu’elles soient dépourvues de sens et de fonctions. Un scrutin est toujours coûteux à organiser, contraignant et potentiellement dangereux en ce qu’il perturbe une routine politique et cristallise les mécontentements. Si les gouvernements autoritaires s’emploient à conserver, voire à multiplier les scrutins, c’est que ces derniers ont une utilité qu’il est d’autant plus important de comprendre.

Vladimir Poutine montre son passeport au moment de voter à Moscou le 1ᵉʳ juillet 2020. Alexei Druzhinin/AFP

Un certain nombre de fonctions des scrutins autoritaires sont évidentes et semblables d’ailleurs à celles des scrutins démocratiques : légitimer un gouvernement sur la scène internationale ; mettre en scène le soutien de la population à ses gouvernants ; organiser une avancée en carrière des élites politiques ; entendre les préoccupations de la population ; servir de soupape donnant aux citoyens l’illusion d’un choix. D’autres sont plus spécifiques : une élection peut servir à distribuer des dividendes aux citoyens loyaux et aux élites. L’électeur n’est pas forcément dupe de ce jeu et peut échanger son vote contre des bénéfices concrets pour lui, comme cela a été montré dans le cas du Mexique, du Brésil ou du Maroc. Des recherches ont d’ailleurs montré que des pouvoirs autoritaires qui s’appuyaient sur des élections régulières présentaient une longévité plus grande que les autres, parce que ces élections jouaient le rôle d’huile dans les rouages politiques, et rendaient le système plus flexible face à des changements sociaux. Le scrutin autoritaire consoliderait donc le pouvoir au lieu de l’affaiblir ou de le remettre en question.

Un scrutin qui met à l’épreuve les élites régionales

Le sens donné par le pouvoir politique au scrutin constitutionnel de juin-juillet 2020 a considérablement varié entre la formulation des amendements durant l’hiver 2020 et le vote intervenu fin juin-début juillet.

Une fonction peut être écartée d’emblée : celle d’adopter les amendements constitutionnels, dans la mesure où, nous l’avons dit, les articles concernés ne relevaient pas d’une adoption par référendum, mais d’un vote au Parlement. Les Russes n’ont d’ailleurs pas attendu le vote pour considérer les amendements comme adoptés : les textes de la Constitution nouvelle mouture étaient en vente dans les librairies bien avant le scrutin.

Lorsque le scrutin a été pensé en hiver 2020, et programmé pour le mois d’avril, l’objectif semblait double : graver dans le marbre de la Constitution un certain nombre de principes et de pratiques déjà en usage, et mettre en scène la réaffirmation de l’adhésion populaire au président. L’amendement de « remise à zéro des compteurs » est arrivé tardivement dans la réforme, pour la transformer radicalement.

À ce moment-là, le projet de scrutin voulu par le pouvoir ressemblait fortement à un plébiscite, un moment de symbiose entre le président et la nation, démontrant un soutien de masse à Vladimir Poutine. Cependant, la crise sanitaire et sociale provoquée par l’épidémie de coronavirus a rebattu les cartes. En effet, le mécontentement a gonflé au printemps 2020, tant au sein de la population économiquement fragilisée et peu aidée par le gouvernement que parmi les élites régionales, sommées de porter la responsabilité de la gestion de la crise sanitaire sans soutien réel du pouvoir central. Alors que le scrutin paraissait une formalité, la montée de la grogne a inquiété le pouvoir et l’a incité à accélérer l’organisation du vote en juin en dépit d’une épidémie en phase haute, tant que les effets de la crise n’étaient pas trop dévastateurs.

La remise à zéro des compteurs a tout particulièrement provoqué la crispation de la population, alors même que les autres amendements paraissaient plus ou moins consensuels à une très grande partie des Russes. Ainsi, selon une recherche conduite en juin 2020, le bloc « valeurs » des amendements aurait été soutenu par 75 à 85 % des personnes interrogées, alors que les changements institutionnels renforçant les pouvoirs du président n’auraient été soutenus que par 20 à 40 % des sondés. Quant à l’amendement permettant à Poutine de rester au pouvoir au-delà de l’expiration de son mandat actuel (en 2024), il aurait été soutenu en juin 2020 par seulement 24 % des Russes.

La fonction du scrutin, tel qu’il est finalement organisé fin juin-début juillet 2020, n’est pas tant d’obtenir un soutien populaire que de démontrer la capacité du centre à contrôler les processus politiques dans les régions, affirme le journaliste politique russe Konstantin Gaaze. Le pouvoir ne recherche pas dans ce scrutin sa légitimation par les urnes, mais la confirmation de la loyauté des élites locales et de leur capacité à assurer les résultats électoraux demandés par le pouvoir central. En clair, la cible du scrutin ne serait pas la population, mais la bureaucratie régionale et les élites, mises à l’épreuve.

Eu égard à cet objectif, le scrutin peut en effet être considéré comme une réussite : en atteste l’étendue des falsifications. En effet, dans certains districts électoraux, les résultats sont homogènes au demi-point près, bureau de vote après bureau de vote. Les analyses électorales montrent très clairement une fabrication totalement artificielle de résultats, allant au-delà de la fraude traditionnelle.

Un faible nombre de districts protestataires, tels que le district des Nenets dans le nord du pays, se détachent dans le paysage : il s’agit de régions en conflit avec le pouvoir central. Le refus de faire des efforts pour « donner » au pouvoir les chiffres demandés est une forme de protestation des élites qui utilisent le scrutin comme mode d’expression de leur mécontentement. Les conséquences administratives et politiques en seront visibles dans les mois qui viennent : le Kremlin, qui a conféré des pouvoirs étendus aux régions dans la gestion de la crise du Covid-19, cherche aujourd’hui à montrer qu’il est toujours le seul maître du jeu, mais dans un contexte économique qui se dégrade inexorablement et rend sa pression plus difficile.

Une réforme lourde d’effets

Le scrutin carnavalesque parachève un processus de réforme constitutionnelle dont les effets seront considérables.

La réforme consolide considérablement le pouvoir présidentiel, mais montre surtout clairement la malléabilité du droit en général et de la Constitution en particulier, ainsi que sa soumission à l’agenda politique. La Constitution, dont un tiers de Russes pensait début 2020 qu’elle ne servait pas à grand-chose, perd encore plus son rôle de repère stable fixant les bases de fonctionnement politique du pays.

L’expérience d’un scrutin étalé sur plusieurs jours, plus facile à contrôler pour le pouvoir et plus difficile à surveiller pour les observateurs, pourrait également servir d’inspiration pour les échéances électorales futures, comme l’annonce déjà le président de la commission parlementaire en charge de la législation et des institutions étatiques. Cela ferait encore plus du vote un outil de gouvernement détaché des préférences des électeurs.

À moyen terme, les dispositions fixées dans le nouveau texte constitutionnel, y compris celles relatives aux valeurs, pourraient donner lieu à des changements législatifs majeurs. Certains acteurs seraient désormais légitimes pour demander la mise en conformité de la législation avec la Constitution. On pourrait par exemple penser que l’Église orthodoxe russe sera tentée de se saisir de la mention de la foi en Dieu dans la Constitution pour demander des changements législatifs dans le domaine de l’éducation ou des politiques sociales.

Enfin, la réforme constitutionnelle modifie le contexte de la prochaine fin de mandat du président Poutine. La possibilité institutionnelle offerte au nouveau président de concourir pour un nouveau mandat rebat certaines cartes et modifie les stratégies des acteurs politiques.

Cependant, il est important de ne pas limiter l’analyse du scrutin à la seule remise à zéro des compteurs de mandats présidentiels, car contrairement aux apparences, le jeu politique russe n’est pas le jeu d’un seul acteur.

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