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Science et Covid-19 : pourquoi une telle crise de confiance ?

Dans un café parisien, le 28 octobre 2020, les clients écoutent l'allocution présidentielle. AFP/Martin Bureau

S’il y a un aspect de la crise sanitaire qui intrigue, indépendamment des nombreux problèmes déjà évoqués partout, c’est la terrible crise de confiance dans la science et ses modèles, soit que cette crise de confiance existât déjà, soit qu’elle l’amplifie encore davantage. En tant qu’actuaire, les modèles formant la matière première de mon activité professionnelle – en particulier les modélisations mathématiques du risque – ce phénomène me surprend. L’expérience acquise sur l’analyse de la défaillance des modèles de risque et d’évaluation au moment de la crise financière de 2008) peut être, de ce point de vue, éclairante pour la crise actuelle.

Absence de consensus scientifique et panique épistémique

Depuis le début de l’épidémie, malgré de réelles avancées sur la compréhension du virus, les chiffres et les modèles s’affrontent et parfois se contredisent. Certaines études scientifiques établissent que le port du masque protège de l’aérosolisation du virus et d’autres montrent le contraire. D’autres montrent que la chloroquine semble un bon traitement et d’autres indiquent le contraire. Des études font apparaître qu’une vaccination n’est pas sans risque et d’autres expliquent que le vaccin sera la seule solution pour sortir de la pandémie.

Ces quelques exemples font apparaître que le consensus scientifique au sujet de ce virus n’est pas aussi solide que les politiques ne le présentent pour justifier leurs décisions de gouvernement. Il n’y a pas de consensus général, mais seulement des consensus fragiles et provisoires qui sont, de fait, le propre de la démarche scientifique. Mais, en raison de l’obligation politique d’agir, la situation actuelle s’apparente à une panique épistémique.

Le gouvernement a besoin d’agir car son inaction serait immédiatement condamnée par l’opinion publique. Il doit agir en fonction de données insuffisantes ou de données contestées (débats sur la pertinence des résultats des tests PCR et l’interprétation de la positivité) pour produire un récit commun. Le conseil scientifique Covid-19 a été constitué pour créer ce récit commun et fabriquer un consensus actionnable. Mais ce récit est violemment contesté. On met en avant une discontinuité entre le récit émanant du conseil et la « vraie vie » de ceux qui sont sur le terrain, par exemple les gérants des restaurants ou de salles de sports, et qui disent prendre toutes les précautions nécessaires.

Les politiques gouvernementales imposent des mesures perçues comme liberticides au nom de la « scientificité » des décisions ; la défiance s’installe dès lors vis-à-vis des institutions scientifiques et rejaillit sur les institutions politiques. La fonction de la science ne semble alors pas remplie. Mais est-ce vraiment sa fonction ? La science ne produit pas de vérité pure mais fonctionne par essais, erreurs, évolutions, et nous n’avons pour le moment aucun recul sur ce nouveau virus. On voit apparaître à travers cette crise une incompréhension profonde de ce qu’est la démarche scientifique et la fabrication de modèles.

Confusion entre science et technique

Pourrait-on trouver des raisons à cette incompréhension ? Alors que nous vivons dans un environnement marqué par la présence des traces techniques et technologiques innombrables de la science dans notre vie quotidienne, on confond souvent la science avec la technique. La plupart des usagers de la technique savent s’en servir mais ignorent tout des principes scientifiques sur lesquels reposent leurs appareils. Cette ignorance engendre un phénomène curieux : beaucoup développent des représentations imaginaires différentes de ce que la science affirme, comme si l’efficacité de la technique permettait une dissociation entre vision scientifique du monde et usage pratique des objets. Les « platistes » (The Flat Earth Society), communauté persuadée que la terre est plate, utilisent des téléphones portables, dont la conception repose sur une vision scientifique contraire à cette croyance.

La puissance de la science européenne a produit une révolution technologique et une hégémonie de la technique qui ont conduit à la prépondérance des sociétés occidentales, avant d’obliger les autres sociétés à s’y livrer. Cette assimilation entre hégémonie technologique et science pourrait expliquer la convergence entre les théories complotistes, les critiques de la domination occidentale sur le reste du monde, et les courants appelés « antiscience ». Ces courants irriguent beaucoup de prises de positions aujourd’hui.

Ils remettent en question le projet scientifique qui définit, en partie, l’histoire de l’Occident et sa réalisation totale depuis l’époque inaugurée par la révolution industrielle. On voit que les réactions violentes qui peuvent être produites par l’incompréhension des mesures gouvernementales à base « scientifique », comportent potentiellement une critique plus fondamentale de la science elle-même. D’où les nombreux appels à « vivre autrement » dans « le monde d’après ». On entrevoit ainsi comment une prise de conscience des dangers potentiels de la technologie conduit à un rejet de la science qui la fonde.

Dystopies, théories du complot et biopolitique du coronavirus

Les oppositions ou contestations aux mesures gouvernementales qui s’appuient sur des modèles peuvent schématiquement se regrouper en deux familles de critiques : les critiques des projections, interprétées comme des prédictions jamais réalisées – et qui ne sont que des projections – et les critiques des chiffres de l’état de l’épidémie, interprétés comme non significatifs. Soit : une critique des modèles de dynamique de l’épidémie, et une critique des photographies statiques de l’épidémie. L’incompréhension par le public des modèles à l’origine des politiques de gestion de la crise est peut-être l’une des causes du foisonnement des théories du complot que l’on trouve partout sur Internet.

Dès le début de la crise sont apparues un grand nombre de rumeurs, de fausses informations ou d’articles anxiogènes sur les évolutions possibles de l’épidémie, quand ce n’était pas sur des scénarios de loi martiale ou de confinement total des habitants des pays concernés, le tout illustré par des images ou des vidéos bien réelles mais utilisées hors de leur contexte ou utilisées à contre-emploi. La suite de cette crise a confirmé cette tendance à l’inondation des réseaux par des scénarios de toutes sortes, et les informations les plus contradictoires sur le virus et l’épidémie circulent.

À côté des scénarios apocalyptiques initiaux (mars et avril) qui prédisaient l’effondrement du monde développé tel que nous le connaissons, suivant en cela le genre des récits de science-fiction dystopique, sont apparues des interviews de médecins qui voulaient « rétablir la vérité » en indiquant que l’épidémie était finie alors que les principaux médias continuaient de relayer le discours officiel mettant en garde – voire prédisant – une reprise de l’épidémie (juillet et août), des interventions qui voulaient alerter sur les fausses informations, des vidéos qui voulaient « révéler le complot », les mesures sanitaires étant analysées comme le prélude à l’instauration d’un ordre mondial « sani-totalitaire » dont le vaccin à venir serait l’instrument d’asservissement des populations vaccinées, en fait contaminées par une injection de nanoparticules rendant les individus dociles à un régime panoptique de type Big Brother médical ; ou des interviews montrant des interprétations des statistiques officielles autres que les versions alarmistes des autorités de santé, en contestant les instruments de mesure eux-mêmes.

C’est ainsi que s’est installé le scénario dystopique d’une « biopolitique du coronavirus » dans lequel le pouvoir est accusé de détruire les libertés individuelles au nom de la santé pour tous, scénario digne de L’Incal, la célèbre BD de science-fiction de Moebius.

Passions et invectives

A ces scénarios dystopiques sont venus s’ajouter d’innombrables commentaires de journalistes, intellectuels, et écrivains sur ce qu’il fallait faire ou croire. Mais les débats rationnels cèdent la place aux passions et aux invectives. Au lieu de débattre sur des hypothèses et des résultats, les protagonistes des débats publics s’invectivent, jusque dans l’hémicycle. Ainsi l’espace médiatique et les réseaux sociaux sont aujourd’hui saturés par un flux d’informations concurrentes et contradictoires qui empêche tout un chacun de pouvoir répondre de manière claire à des questions simples mais pourtant importantes, par exemple : le masque est-il vraiment utile en milieu ouvert ? Le confinement généralisé était-il vraiment nécessaire ? Les médicaments antipaludéens (comme la chloroquine) sont-ils vraiment dangereux ? Etc. Comment s’y retrouver dans cette profusion d’avis contradictoires ?

Le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron déclarait que le principe qui guidait le gouvernement dans la crise sanitaire était la « confiance dans la science », le fait d’écouter « celles et ceux qui savent ». D’où la mise en place d’un Conseil scientifique puis d’un Comité scientifique. Dans l’interview donnée le 14 juillet à Léa Salamé, Macron a rappelé : « je crois à la rationalité scientifique ». Une relation s’est donc établie entre régime de vérité et décision politique ; dans ces conditions, lorsque le consensus scientifique semble ne pas exister, la crise de confiance semble inévitable. Le président de la République a précisé cependant que « ce n’est pas à un politique de trancher le débat scientifique. La science a ses processus ». Mais ces processus sont-ils réellement compris par le grand public ? Il semble que non, en regard des réactions diverses, pas seulement limitées à la France.

La contestation des décisions gouvernementales ou les manifestations opposées à l’obligation du port du masque comme à Berlin ou encore les coronasceptiques de Londres, la profusion des voix qui contestent la vision médicale dominante, et l’existence de théories du complot semblent montrer le contraire. Cela peut signifier que les processus par lesquels la science doit contribuer à la clarification des débats publics en cherchant à « dire le vrai » ne sont pas compris : dans ce cas, il s’agirait de mieux les expliquer. Ou bien, plus fondamentalement, que l’absence apparente de consensus scientifique sur le SARS-CoV-2 pose la question de la confiance du public dans la capacité même de la science à « dire le vrai » ou, de manière moins métaphorique, à créer un consensus.

Il est inquiétant de constater à quel point le fonctionnement de la science reste mal connu, et comment Les sirènes de l’irrationnel (selon le titre du livre de Dominique Terré, 1991) continuent de fasciner les navigateurs que nous sommes.

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