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Se prémunir des OPA hostiles, l’effet inattendu de la raison d’être des entreprises

En cas d'offre publique de rachat, une entreprise peut convoquer une assemblée générale extraordinaire pour modifier rapidement les statuts et opposer aux intitiateurs une incompatibilité avec la raison d'être dont se sera dotée l'entreprise. Rawpixel.com / Shutterstock

La loi Pacte du 22 mai 2019 (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) introduit dans le droit français la notion de « raison d’être », autorisant toute société, civile comme commerciale, à l’inscrire désormais dans ses statuts. L’objectif affiché de cette mesure est de reconnaître et d’encourager la mise en valeur de l’utilité sociale et environnementale des firmes, et de sortir l’entreprise d’une logique uniquement économique voire financière, comme avait pu le souhaiter le rapport Notat-Sénard relatif à l’entreprise comme objet d’intérêt collectif, initiateur de la loi Pacte.

Dans cette lignée, certaines grandes entreprises françaises comme Veolia, Schneider Electric ou Danone se sont saisies du sujet, et ont notamment créé le « Cercle des entreprises à raison d’être » en mars dernier. Carrefour a ainsi proposé d’inscrire sa raison d’être dans les statuts de l’entreprise lors de son assemblée générale du 14 juin dernier. Cette démarche s’inscrit dans la stratégie de l’entreprise, et en particulier, de la mise en œuvre du plan Carrefour 2022.

Un outil stratégique

Début juin, la société d’assurance mutuelle MAIF a annoncé vouloir être la première « société à mission », autre nouveauté de la loi Pacte, en lien direct avec celle de raison d’être. Le groupe agroalimentaire Danone a de son côté déclaré souhaiter obtenir d’ici à 2030 la certification « BCorp », délivrée aux sociétés commerciales intégrant des exigences sociales et environnementales.

Longtemps ignorée des juristes, la raison d’être n’est pas à rattacher à la psychologie ou la philosophie. En fait, pour les stratèges de tous bords, ce soudain regain d’intérêt pour la raison d’être de l’entreprise a pu paraître surprenant. Pour n’importe quel étudiant d’école de commerce ou d’université ayant suivi un cursus en gestion, la raison d’être est en effet un concept incontournable de tous les cours de stratégie.

Schneider Electric, comme Veolia ou Danone, fait partie des entreprises qui ont rejoint le « Cercle des entreprises à raison d’être ». g0d4ather/Shutterstock

En stratégie, la mission de l’entreprise est en effet définie comme le but général de l’organisation. Elle se distingue de la vision stratégique, qui est l’état futur souhaité pour l’organisation, et des objectifs de l’entreprise, plus opérationnels et précis. La mission de l’entreprise a été reconnue comme un outil stratégique permettant de donner du sens à l’action des managers et d’atteindre la performance.

Depuis de longues années, les entreprises se sont ainsi livrées à des exercices de définition de leurs missions, et affichent ces dernières dans leurs rapports annuels et autres sites Internet. Certains chercheurs ont d’ailleurs pointé les risques d’écarts entre les missions affichées, et la réalité des entreprises. La loi Pacte remet ainsi au goût du jour une notion classique en management stratégique.

Une arme très simple d’utilisation

Au-delà de ses effets sur la réputation, intégrer la raison d’être aux statuts de l’entreprise peut être un moyen d’affirmer son ancrage dans la société et de donner un nouvel élan à l’engagement des salariés, parfois en berne. Elle peut être aussi à l’évidence un argument commercial de poids. De plus, des chercheurs ont également montré un lien entre la performance financière de l’entreprise et l’inclusion de certains objectifs dans sa mission, par exemple le respect des employés, se comporter de manière responsable dans les contextes où l’entreprise fait des affaires ou communiquer et mettre en avant ses valeurs.

Enfin, inclure la raison d’être dans les statuts des sociétés pourrait avoir un autre effet, plus inattendu : celui d’être un rempart contre les OPA hostiles. Au-delà des défenses préventives anti-OPA déjà connues, les sociétés cibles vont en effet désormais pouvoir en ajouter une nouvelle : l’inscription d’une raison d’être dans leurs statuts.

Pour lutter contre une vision court-termiste, la financiarisation accrue des sociétés et un intérêt social réduit à l’intérêt des actionnaires les plus activistes, les entreprises ont désormais à leur disposition une nouvelle arme d’une efficacité inégalée car très simple – une modification des statuts votée en assemblée générale extraordinaire – et d’une mise en œuvre relativement aisée. Il suffira ensuite que les dirigeants l’opposent aux éventuels initiateurs d’une offre publique en arguant d’une incompatibilité « existentielle » entre cet initiateur et la raison d’être statutairement adoptée, comme le suggère le professeur Antoine Gaudemet dans un article publié dans le « Bulletin Joly Sociétés » de janvier 2019.

Ainsi, la raison d’être ou le statut de société à mission peuvent permettre aux firmes d’atteindre simultanément plusieurs objectifs stratégiques parfois jugés contradictoires. Prenons par exemple le cas du groupe Danone. Une étude récente montre que Danone est un acteur de taille moyenne relativement aux grandes entreprises du secteur agroalimentaire.

Danone vise la certification « BCorp » délivrée aux sociétés commerciales intégrant des exigences sociales et environnementales d’ici 2030. Nikolay Antonov/Shutterstock

L’entreprise a connu plusieurs repositionnements stratégiques, avec l’abandon progressif d’un certain nombre de segments de marché, comme les biscuits, par exemple, pour se recentrer sur les produits santé et bien-être, tels que l’eau minérale et le bio. Danone fait régulièrement l’objet de spéculations concernant la perspective d’une OPA. Par exemple, en 2018, une rumeur a couru sur une éventuelle acquisition par Kraft Heinz, l’un des leaders de l’agroalimentaire. D’autre part, Danone s’est engagée notamment depuis 2005 dans une politique active montrant son engagement sociétal, avec par exemple la création d’une coentreprise au Bangladesh pour rendre ses produits plus accessibles et lutter contre la malnutrition, sous l’impulsion d’Emmanuel Faber, alors responsable de l’Asie pour le groupe.

D’une pierre deux coups

Aujourd’hui PDG du groupe, Emmanuel Faber souligne l’importance de donner du sens à l’entreprise et de partager la création de valeur avec les différentes parties prenantes : collaborateurs, fournisseurs, collectivité. Dans ce contexte, l’intégration d’une raison d’être aux statuts de l’entreprise, ainsi que le statut de société à mission permettront à Danone de renforcer sa réputation en termes de responsabilité sociétale, tout en la protégeant d’éventuels prédateurs – une manière élégante de faire d’une pierre deux coups.

La loi Pacte permet ainsi l’alliance de deux objectifs : l’ancrage des entreprises dans la société, et la protection de leur indépendance. Le groupe Danone, en route vers la certification BCorp et la transformation récente de sa filière américaine en public benefit corporation, équivalent aux États-Unis de la nouvelle société à mission introduite par la loi Pacte, est un bon exemple du chemin à suivre. Les entreprises du « Cercle des entreprises à raison d’être » lui emboîtent d’ailleurs, semble-t-il, le pas.

À cet égard, une communication accrue des dirigeants sur la mise en place de ces nouveaux outils pourrait s’avérer stratégiquement efficiente. Ce dispositif s’ajoute à ceux de la loi Florange qui, depuis 2014, a donné aux dirigeants la possibilité de mettre en place des défenses anti-OPA « à chaud », pendant les offres, dès lors que l’intérêt social et le pouvoir des assemblées sont respectés.

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