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Deborah de Robertis, série « On ne sépare pas la femme de l’artiste », avec une broderie d'Annette Messager, 2024. Deborah de Robertis, Author provided

Séparer la femme de l’artiste ? Retour sur la démarche de Deborah de Robertis

Suite à son action intitulée On ne sépare pas la femme de l’artiste menée le 6 mai dernier au Centre Pompidou Metz lors de l’exposition « Lacan, l’exposition », Deborah de Robertis, artiste luxembourgeoise, a été convoquée pour vol et dégradation. Deux performeuses y ont tagué « #MeToo » en peinture rouge non agressive sur cinq œuvres (dont L’Origine du Monde de Gustave Courbet, Aktionshose : Genitalpanik de VALIE EXPORT, et Mémoire de l’Origine, une photographie de De Robertis même la montrant cuisses écartées devant l’œuvre de Courbet). L’artiste, quant à elle, a subtilisé Je pense donc je suce, une broderie qu’Annette Messager a réalisée en 1991.

Cette action est à replacer dans le parcours et la réflexion que Deborah de Robertis conçoit depuis plus d’une dizaine d’années : il s’agit pour elle de créer une image déjouant le regard masculin dominant (male gaze) qui s’applique sur les représentations du corps des femmes, mais aussi, par cette dernière action, de dénoncer ce qu’elle a vécu comme des abus de la part de certains « hommes de l’art » croisés au fil de sa carrière.

En revenant sur la démarche et les revendications de l’artiste, j’aimerais analyser la radicalité de sa dernière action – qui peut être perçue comme violente – en tant que moyen d’une résistance féministe historiquement spécifique au contexte post #MeToo.

Le film comme prise de pouvoir

Avant 2014, Deborah de Robertis développe des recherches sur ce qu’elle définit comme le « point de vue du modèle nu féminin », qui est le renversement du regard de l’artiste sur son modèle. Elle construit cette réflexion dans ses premiers films : dans Le modèle à la caméra, elle pose nue comme modèle pour des artistes hommes dans une vitrine de prostituée à Bruxelles, tout en les filmant et leur faisant signer un contrat qui fait prévaloir ses droits d’autrices sur les leurs ; également nue derrière la caméra avec Les hommes de l’art, elle réalise une série de portraits filmés de galeristes, de critiques d’art, de collectionneurs et de directeurs de musées, qui tiennent alors le rôle de source d’inspiration, de muse, d’objet ; dans Prélèvement, elle fait passer un casting filmé à un réalisateur de film pornographique en lui demandant de se masturber dans un train ; avec Cherry on Top, elle fait tester sur son propre corps les connaissances d’élèves d’un masculiniste états-unien, pendant qu’elle les filme.

Dans tous les cas, les codes établis habituellement entre le modèle et l’artiste, l’artiste et les acteurs du monde de l’art, le réalisateur et l’actrice, les élèves et le cobaye sont mis à mal. Le jeu de caméra est, selon Deborah de Robertis dans son texte « #MeToo, l’émancipation par le regard » publié dans l’ouvrage collectif Cours petite fille ! #MeToo #TimesUp #NoShameFist en 2019, une « prise de pouvoir » lui permettant d’inverser les rapports de hiérarchie, les hommes devenant les objets de son regard caméscopique. Selon le docteur en sciences de l’art Luc Schicharin, la caméra de De Robertis capture le regard masculin, qui ne parvient plus à objectiver l’artiste : la caméra « conditionne et façonne la situation », donnant à voir – littéralement – son point de vue.

Performance et histoire féministe de l’art

Si l’historienne de l’art Linda Nochlin démontrait en 1971 qu’historiquement, le système masculin dominant ne permet pas aux femmes de réussir dans le milieu artistique, Deborah de Robertis estime également que le musée véhicule une certaine histoire de l’art dominante qui exclut les femmes en tant qu’artistes.

Ainsi, à partir de 2014, elle réalise des performances jouant sur la nudité et sans autorisation préalables des musées pour dénoncer le fait que les femmes ne sont incluses dans l’histoire de l’art et dans les musées qu’en tant qu’allégories, et non comme sujets pensants. L’artiste tente alors de déconstruire cette situation en repensant et en conférant un regard (généralement signifié par une caméro GoPro) aux modèles de tableaux historiques qu’elle considère comme subordonnées et soumises par des artistes hommes.

Elle réalise des performances devant l’Origine du monde de Gustave Courbet et l’Olympia d’Édouard Manet à Orsay, La Joconde de De Vinci au Louvre, ou encore à l’exposition dédiée à Barbie au musée des Arts décoratifs de Paris.

Par ailleurs, à partir de 2018, ses actions sortent du musée pour étendre la question du pouvoir patriarcal sur d’autres espaces publics : la rue, en réinterprétant la Marianne sur les Champs-Élysées dans le contexte des « gilets jaunes », le sanctuaire de Lourdes en incarnant la Vierge, le Parlement européen en devenant l’allégorie de l’Europe et la statuaire publique en dénonçant une Marianne blanche universelle sur la sculpture coloniale du maréchal Gallieni, place Vauban.

À partir de ce moment-là, excepté pour la performance à Lourdes, Deborah de Robertis est accompagnée d’autres performeuses. Son propos féministe semble aussi avoir évolué depuis ses premières performances dans lesquelles elle déclarait « je suis toutes les femmes » – ce qui peut être vu comme l’imposition d’un « féminin universel » –, jusqu’à la performance avec la sculpture de Gallieni, qui intègre les luttes antiracistes. Ce changement de mise en scène semble alors réaffirmer son rejet des catégorisations normatives en donnant à voir des identités minorisées.

#MeTooArtWorld : art et activisme culturel

L’utilisation du nouveau hashtag #MeTooArtWorld dans le cadre de la dernière action de Deborah de Robertis questionne le contexte contemporain, quelques mois après le discours de Judith Godrèche aux Césars 2024 : l’œuvre participe aux protestations publiques du mouvement international #MeToo contre les violences sexuelles et sexistes.

Par ailleurs, le titre de son action au Centre Pompidou Metz, « On ne sépare pas la femme de l’artiste », s’inscrit dans la poursuite des débats déplaçant le paradigme « auteur = œuvre » (Proust, Sainte-Beuve) à celui de « artiste = homme », et pose la question du genre par le prisme des violences sexuelles.

Comme le rappelle la critique d’art Abigail Solomon-Godeau, si le sujet féminin a été historiquement et juridiquement décentré, son rapport à la position d’artiste est structurellement différent de celui des hommes. En effet, la docteure en littérature Aurore Turbiau indique que les créations des femmes se font dans des conditions matérielles précises (De Robertis mentionne d’ailleurs la précarité qui impacte aussi la production de ses œuvres), et que leur réception est particulière. Deborah de Robertis, qui avait déjà émis l’hypothèse que les critiques ne reconnaissent pas son œuvre et occultent son contexte, dénonce cette fois-ci l’emprise et les abus de pouvoir des « hommes de l’art » qui séparent son assignation de genre et son statut d’artiste.

Cette dernière action semble un moyen pour l’artiste de réconcilier les deux : la création est ici un acte politique et libératoire, presque thérapeutique. Elle passe par un geste radical (le vol et le tag d’œuvres d’art) pour rendre compte de la violence historique subie.

Étant donné le silence du monde de l’art autour de cette affaire, mais aussi la censure récente de #MeToo dans un livre sur l’histoire des femmes aux Beaux-Arts de Paris, les plaintes pour diffamation et les tribunes de soutiens aux agresseurs (comme dans le cas de Gérard Depardieu), Deborah de Robertis cherche à marquer les esprits en s’attaquant à des œuvres. Une technique souvent employée par les personnes minorisées, dont les moyens d’action sont limités : pensons à la suffragette Mary Richardson qui, en 1914, attaqua avec un couperet la Vénus à son miroir de Velázquez à la National Gallery pour protester contre l’arrestation de sa consœur Emmeline Pankhurst ; mais également aux déboulonnages de sculptures publiques représentant l’autorité coloniale, ou aux actions écologistes dans les musées.

Une telle radicalité n’est donc pas seulement une réaction violente ou une réponse en miroir d’une violence déjà présente, mais constitue une forme de résistance active à la culture patriarcale et coloniale de notre société post #MeToo.

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