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Sur la finance et les périls de la concentration de pouvoir et de la pensée dominante

Le Taureau de Wall Street. Sam Valadi / Flickr, CC BY

Les idées ne s’imposent pas par hasard. Elles sont le fruit de jeux d’influence et de pouvoir qui s’exercent dans les plus hautes sphères, pour servir des intérêts d’ordre idéologique, politique, et économique.

Un tel constat n’a rien de nouveau, tant l’Histoire regorge d’exemples iconiques de groupements d’intérêts mettant en place des structures d’information et de diffusion de la pensée leur permettant d’exercer une influence suffisamment forte pour imposer des valeurs et normes de comportement à leur échelle d’action. Les idées se transforment alors pour devenir une institution à part entière, un régime de savoir et de pouvoir qui régit la façon dont nous pensons et agissons.

La vague néo-libérale

Les thèses néolibérales sur lesquelles se sont fondés et organisés les grands mouvements économico-politiques des 30-40 dernières années (de la « globalisation » à la financiarisation, en passant par le recul de l’État providence) ne font pas exception. Élaborées dès le milieu du XXe siècle en opposition à la pensée keynésienne alors dominante (dans son Cours au Collège de France intitulé « Naissance de la biopolitique », Michel Foucault parlerait, quant à lui, de contrepoids à la philosophie politique héritée des Lumières et de Rousseau), elles se sont progressivement diffusées et imposées au monde capitaliste, tout en le façonnant largement.

Les lecteurs et lectrices qui voudront entrer dans le détail des différentes étapes de construction et de diffusion de la pensée néolibérale visionneront l’excellente interview vidéo ci-dessous de Marie-Laure Salles-Djelic, Directrice de l’école du Management et d’Innovation de Sciences Po.

Les plus pressé(e)s se souviendront que c’est par le jeu conjugué de quelques organisations (telles la Société du Mont-Pèlerin ou le réseau Atlas), de centaines de think tanks chargés de véhiculer les thèses néolibérales à travers le monde (Institute of Economic Affairs, Manhattan Institute, Pacific Research Institute, etc.), et des milliers de « second-hand dealers in ideas » (relais d’influence) ayant intégré les cercles de décision les plus stratégiques, que les idées d’Hayek, Friedman et autres Fisher ont fini par imprégner le climat intellectuel du monde occidental.

Le dogme

Si les idées ne s’imposent pas par hasard, c’est donc qu’elles sont l’antichambre de la capacité à exercer un pouvoir, à infléchir les rapports de force à son avantage… jusqu’à faire ployer les irréductibles tenants d’une pensée alternative ou bien les marginaliser suffisamment pour les faire passer pour des illuminés ou de dangereux négationnistes.

Il est vrai qu’envisager aujourd’hui une carrière d’économiste sans embrasser les thèses néolibérales et les outils de construction les plus orthodoxes (quitte pour cela à sacrifier l’essentiel pluralisme de la recherche et de la formation) paraît bien peu concevable.

Et qu’en dépit d’une « riposte » (bien tardive) menée par des économistes tels que Paul Krugman, Thomas Piketty ou Lawrence Summers dont il ne peut être exclu que les thèses commencent à produire quelques effets au niveau institutionnel et électoral (dont le Brexit, le gel des négociations des traités de libre-échange tels que le TAFTA et autres CETA, et autres chasses aux pratiques d’optimisation fiscale des multinationales sont les artefacts les plus visibles), il est encore bien trop tôt pour parler de renversement des valeurs.

Bien que contestées, les thèses néolibérales restent dominantes et au cœur même de l’organisation des échanges internationaux, notamment financiers.

Une résistance de façade

Car, si résistance à la financiarisation de l’économie il y a, elle n’est que de façade. Il y a bien longtemps que les flux financiers excèdent très largement en valeur les échanges imputables à l’économie réelle.

Que les investisseurs institutionnels, court-termistes, maximisateurs et volatils selon Özgür Orhangazi, voire « activistes » pour reprendre les termes de Jean Peyrelevade, ont supplanté les investisseurs patrimoniaux.

Que les décisions managériales des entreprises sont pilotées par des logiques essentiellement financières, parfois en dépit de toute forme de bon sens stratégique.

Que la finance suit majoritairement des logiques allocatives et de recherche de rente, plutôt que des schémas de création de valeur ou tout simplement de redistribution.

Que la question de la capacité d’influence réelle et du temps du politique fait débat au point que la taxe sur les transactions financières dite « taxe Tobin », suggérée dès 1972 ( !) par le lauréat du « prix Nobel d’économie » du même nom, peine toujours à être votée et appliquée. Alors même qu’il n’a fallu que quelques années pour que la TVA, instaurée en France en 1954, se diffuse dès le milieu des années 60 à la quasi-totalité des économies de marché.

Les récentes tergiversations des Parlementaires français ne font d’ailleurs que donner davantage de relief à la mainmise de la finance sur l’économie et le politique et donc, à la difficulté de la réformer.

Pendant que les Parlementaires débattent (fort, fort longtemps), les ingénieurs de la finance continuent de perfectionner des algorithmes qui alimentent un jeu de trading haute-fréquence où l’avantage concurrentiel se joue sur des nanosecondes de temps de réponse. Au risque de créer des monstres de Frankenstein informatiques qui, échappant au contrôle de leurs maîtres, menacent d’entraîner toute l’économie mondiale vers les abîmes.

« The Great Depression », FDR Memorial, Washington, DC. Koshy Koshy/Flickr, CC BY

Renverser des systèmes dominants…

Il n’est nullement question ici d’émettre un quelconque jugement de valeur sur l’efficacité réelle ou présumée, voire même la légitimité, d’un système de pensée et de pouvoir plutôt que d’un autre.

Nous pensons, cependant, que renverser des systèmes dominants – si tant est que cela soit souhaitable – exige des (r)évolutions de la pensée, qui elles-mêmes ne peuvent survenir sans la convergence d’intérêts stratégiques dans les hautes sphères de décisions politiques et économiques.

Il ne peut s’agir que d’un long processus. Et quand bien même les marchés sont pragmatiques, c’est ce même pragmatisme qui risque fort de discipliner les acteurs les plus susceptibles d’impulser le changement.

Nous nous souvenons, en effet, que les États comme les entreprises sont très fortement endettés et donc, dans une situation de dépendance inédite vis-à-vis du système financier.

Que, partout dans le monde, les budgets de lobbying explosent, témoins impartiaux d’intérêts économiques à défendre.

Que les services financiers des banques, fonds d’investissement et entreprises restent un débouché parmi les mieux rémunérés et privilégiés par les diplômés d’écoles de commerce et du supérieur.

Que la capacité de parties prenantes d’un système dominant à rétribuer les États/organisations/individus qui jouent selon leurs règles et à exclure les autres est un énorme frein au renouvellement des idées et à leur diffusion. Pour paraphraser Upton Sinclair :

« Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme quand son salaire dépend du fait qu’il ne le comprenne pas. »

Ainsi, les idées néolibérales, parce qu’elles sont à la base d’un système de pouvoir ultra-dominant, ne mourront pas sans combattre. Les soubresauts protectionnistes dont nous nous faisions l’écho plus en amont sont seulement les premières salves d’un combat qui mettra plusieurs années à livrer son verdict.

Au moment de conclure cette indispensable mise au point, nous nous contenterons modestement de rappeler à quel point l’histoire regorge d’exemples de systèmes qui ont fini par s’effondrer par excès de concentration de pouvoir. Y compris financier (déjà !), comme l’ont illustré fort justement les travaux de l’économiste et sociologue américain Giovanni Arrighi.

Ce fut le cas, notamment, de la Grande-Bretagne dans un passé pas si éloigné. En 1925, alors que les plus grandes fortunes du pays (pour certaines, constituées durant la seconde Révolution industrielle) finissaient par inciter le gouvernement à soutenir une politique de Livre forte, le secteur financier en fut le premier bénéficiaire… au détriment de l’industrie manufacturière qui appelait de ses souhaits une dévaluation compétitive de la monnaie frappée du sceau de Sa Majesté.

« The Great Depression », FDR Memorial, Washington, DC. Tony Fischer/Flickr, CC BY

Or nous le savons, l’histoire a la fâcheuse tendance à bégayer, et il ne fait aucun doute que l’influence des thèses néolibérales finira par s’étioler. Mais ce momentum ne surviendra, nous le craignons, qu’au prix d’une nouvelle crise systémique mondiale, d’une libération de la pensée académique et d’un retour en grâce de « l’économie politique » qui ferait de la recherche d’une synthèse socialement acceptable des intérêts économiques et de l’éthique sociale et environnementale son seul et unique mantra.

Le jour d’après se prépare incontestablement aujourd’hui. Il serait de bon ton que les candidats à la Présidence de la République s’en souviennent.

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