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Une étude montre que les politiques estiment les électeurs plus à droite qu’ils ne le sont réellement

La vague de protestations contre la réforme des retraites en France illustre aussi les biais chez politiciens qui estiment parfois faussement les électeurs plus à droite qu'ils ne le sont. Manifestation pour la défense des retraites du 31 janvier 2023
La vague de protestations contre la réforme des retraites en France illustre aussi les biais chez politiciens qui estiment parfois faussement les électeurs plus à droite qu'ils ne le sont. Manifestation pour la défense des retraites du 31 janvier 2023. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY

Depuis quelques années, en Europe, les victoires vont souvent plutôt à droite qu’à gauche. Les deux dernières élections présidentielles françaises avec une gauche absente du second tour s’inscrivent dans cette tendance. Ces résultats laissent à penser que les opinions des citoyens penchent majoritairement à droite. À la lumière de recherches récentes, cette interprétation semble pourtant erronée.

Dans une étude réalisée en 2018, David Broockman et Christopher Skovron ont montré que les politiciens américains surestimaient la part des citoyens américains ayant des opinions conservatrices.

866 politiciens interrogés

Dans une étude publiée ce mois-ci, nous avons cherché à savoir si le même biais conservateur dans la perception de l’opinion publique par les hommes et femmes politiques se matérialisait dans d’autres contextes.

Pour ce faire, nous avons interrogé 866 hommes et femmes politiques dans quatre démocraties occidentales, dont les systèmes politiques : Belgique, Canada, Allemagne et Suisse. En parallèle, nous avons mené des enquêtes d’opinion auprès d’échantillons représentatifs des citoyens dans chacun de ces pays.

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Les politiciens participants à notre enquête, qui comprenaient des membres d’organes législatifs nationaux et infranationaux (provinces, cantons, régions, Länders) et issus de partis situés sur l’ensemble de l’échiquier politique, ont été invités à évaluer la position de l’opinion publique générale (mais aussi celle des électeurs de leur parti) sur une série de questions. Parmi ces dernières : l’âge de la retraite, la redistribution, les droits des travailleurs, l’euthanasie, l’adoption d’enfants par des couples de même sexe et l’immigration.

Nous avons comparé leurs réponses à l’opinion publique réelle (évaluée à l’aide des enquêtes représentatives à grande échelle citées plus haut).

La figure 1 présente l’écart moyen entre la perception qu’ont les hommes et femmes politiques de l’opinion publique dans leur pays et l’opinion réelle des citoyens (cercles). Pilet et coll., Fourni par l'auteur

Dans les quatre pays, et sur une majorité de sujets, les élus et élues surestiment systématiquement la part des citoyens qui ont des opinions de droite.

La figure 1 présente l’écart moyen entre la perception de l’opinion publique qu’ont les hommes et femmes politiques et l’opinion réelle des citoyens (cercles). Elle montre aussi l’écart entre leur perception de l’opinion de l’électorat de leur parti et l’opinion observée au sein de cet électorat (triangles). Il faut ainsi lire que, sur l’enjeu culturel qui leur était soumis (dans ce cas-ci, la légalisation de l’euthanasie), les élues et élus canadiens surestiment d’une vingtaine de points de pour cent la part de citoyens (cercle) et d’électeurs de leur parti (triangle) qui ont une position à droite (dans ce cas-ci, s’opposer à la légalisation de l’euthanasie).

Les enjeux à évaluer étaient, pour l’enjeu culturel (quadrant en haut à gauche) la légalisation de l’euthanasie et l’accès à l’adoption pour les couples de même sexe, sur l’enjeu économique (quadrant en haut à droite) des questions relatives à l’impôt sur la fortune, à la redistribution et à la protection syndicale, sur l’enjeu d’immigration (quadrant en bas à gauche) des questions relatives aux contrôles des frontières et à l’asile, et sur l’enjeu des pensions (quadrant en bas à droite) des questions relatives à l’âge légal d’accès à la pension.

Incontestablement, la figure 1 révèle un biais conservateur substantiel et largement cohérent dans les perceptions de l’opinion publique par les élus. Il est important de noter que ce biais conservateur s’observe tant chez des élus et élus de droite que du centre et de gauche.

Si le schéma général est remarquablement stable, nous découvrons cependant d’importantes variations entre les différents domaines.

Quelques différences entre les pays mais un panorama cohérent

Pour les différences entre pays, nous observons que le biais conservateur est globalement moins fort parmi les élus et élues de Belgique francophone (Wallonie et Bruxelles), alors qu’il est tendanciellement plus marqué en Allemagne et au Canada.

En ce qui concerne les différences selon les types d’enjeu politique, on observe que c’est sur la question de l’âge légal de la pension que les femmes et hommes politiques surestiment de la façon la plus systématique la proportion de citoyens positionnés à droite. Un tel résultat est particulièrement interpellant dans le contexte français actuel.

Les fortes résistances sociales à la réforme poussée par le président Macron pourraient pour partie s’expliquer par une mauvaise évaluation de l’opinion publique par rapport à cette réforme du camp de la majorité présidentielle.

La seule exception au biais conservateur s’observe sur les questions relatives à l’immigration. Lorsqu’ils sont interrogés sur des questions telles que le regroupement familial, l’asile ou le contrôle aux frontières, les élues et élus ont également une perception erronée de l’opinion publique, mais pas toujours dans le sens d’un biais conservateur.

En Belgique (Flandre et Wallonie) comme en Suisse, les décideurs surestiment aussi la proportion de citoyens ayant des positions de droite sur ces enjeux. En revanche, au Canada et en Allemagne, nous observons l’inverse, avec une surestimation des positions penchant à gauche.

Le résultat du lobbying ?

La grande question est de savoir pourquoi ce biais conservateur existe. Aux États-Unis, Broockman et Skovron ont expliqué que les électeurs de droite sollicitent plus souvent leurs représentants, ce qui biaise vers la droite les signaux reçus quant aux demandes des citoyens.

Nous avons vérifié cette explication dans les quatre pays que nous avons étudiés mais nous n’avons pas trouvé d’éléments allant dans ce sens. Les citoyens de droite de notre échantillon ne sont pas plus actifs politiquement et ne contactent pas plus leurs élus que leurs homologues de gauche. Cependant, l’idée que l’environnement informationnel pourrait être biaisé vers la droite a été déjà identifiée dans d’autres travaux.

Des recherches antérieures ont montré que les hommes politiques ont tendance à recevoir des informations disproportionnées de la part de groupes d’intérêt situés à droite politiquement. Analysant les contacts enregistrés entre parlementaires et groupes d’intérêts en Suisse, les auteurs montrent que les lobbies liés au patronat et aux secteurs industriels ont une influence majeure dans l’information transmise aux députés. Les contacts fréquents entre le monde des affaires et les décideurs politiques ne sont d’ailleurs pas du tout cachés, comme en atteste le Forum économique mondial de Davos.

Les médias sociaux, que les hommes politiques utilisent de plus en plus, ont également tendance à être dominés par des opinions conservatrices. Ce biais peut aussi expliquer la perception qu’ont les élus et élus d’une opinion publique plus à droite qu’elle ne l’est en réalité.

Il a également été démontré que les hommes et femmes politiques ont tendance à accorder plus d’attention aux préférences politiques des citoyens ayant des niveaux de diplôme et de revenu plus élevés. Or, ces citoyens se rendent plus souvent aux urnes que d’autres catégories sociales et ont plus souvent des opinions de droite, du moins sur les questions économiques.

Le biais conservateur observé pourrait également être associé à ce que les psychologues sociaux appellent « l’ignorance pluraliste » (c’est-à-dire la perception erronée des opinions des autres). En ce qui concerne les libéraux, par exemple, les psychologues sociaux ont montré qu’ils ont tendance à exagérer le caractère unique de leur propre opinion (« faux caractère unique »). Les conservateurs, en revanche, perçoivent leurs opinions comme plus communes qu’elles ne le sont (« faux consensus »).

Enfin, les récents résultats électoraux, avec la croissance de la droite radicale comme on l’a vu en Italie ou en France), pourraient également avoir envoyé un signal aux politiciens sur le conservatisme des citoyens qui n’est pas nécessairement en phase avec leurs opinions réelles.

Une menace pour la démocratie représentative

Indépendamment des sources du biais conservateur, le fait qu’il soit présent de manière persistante dans une variété de systèmes démocratiques différents a des implications majeures pour le bon fonctionnement de la démocratie représentative. Celle-ci repose sur l’idée que les élus sont à l’écoute des citoyens, ce qui signifie qu’ils s’efforcent généralement de promouvoir des initiatives politiques conformes aux préférences de la population.

Si l’idée que se font les hommes politiques de ce que pense le public est systématiquement biaisée en faveur d’un camp idéologique, la chaîne de représentation politique s’en trouve affaiblie. Les hommes politiques peuvent poursuivre à tort des politiques de droite qui n’ont en fait pas le soutien de la population, et s’abstenir d’œuvrer à la réalisation d’objectifs progressistes (perçus à tort comme minoritaires).

Mais si les citoyens sont moins conservateurs que ce que les élus perçoivent, l’offre politique risque d’être constamment sous-optimale et peut avoir des implications plus larges, à l’échelle du système, telle qu’une désaffection croissante à l’égard de la démocratie et des institutions démocratiques.

La situation n’est toutefois pas sans espoir, et l’accès à des informations précises semble jouer un rôle important. Une étude 2020 réalisée en Suisse a montré qu’une utilisation soutenue de la démocratie directe (référendums et votations) pourrait aider les hommes politiques à mieux comprendre l’opinion publique.

Dans la même logique, une étude récente sur les élus américains montre qu’ils ont tendance à mal percevoir le soutien à la violence politique. Mais lorsqu’ils sont exposés à des informations fiables et précises, ils mettent à jour et corrigent leurs (fausses) perceptions. Sur la base de ces études, nous pensons qu’il reste encore beaucoup à faire pour comprendre les sources et la prévalence des préjugés conservateurs et pour identifier d’autres moyens de les compenser.

This article was originally published in English

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