Au cours des dernières décennies en France, des progrès indéniables ont été réalisés concernant les violences sexistes sur le plan du droit positif. Cela a été le cas avec l’adoption de textes de loi visant à rendre illégaux, dans le cadre des relations de genre, certains comportements et actes, dont les auteurs sont quasi-exclusivement masculins (loi de 1980 définissant et criminalisant l’acte de viol, la jurisprudence de 1992 pénalisant le viol conjugal, loi de 2012 sur le harcèlement sexuel, loi de 2013 sur les agressions sexuelles, etc.).
En l’espace de deux générations, ces lois successives auront permis de remettre en cause des siècles de vide juridique absolu concernant la protection de l’intégrité physique et psychique des femmes en société. Le droit ayant évolué, d’abord et avant tout, grâce aux luttes politiques engagées par les femmes elles-mêmes.
Toutefois, malgré ces avancées, la société française reste toujours autant saturée par les violences sexistes. Ce qui prouve qu’il ne suffit pas de procéder à une modification des règles juridiques existantes pour que certaines réalités sociales ancestrales intolérables soient aussitôt réduites.
Droit positif et pratiques sociales : une adéquation impossible ?
Ainsi, les actes délictueux et criminels à l’encontre des femmes n’ont jamais cessé de constituer un phénomène social de masse. Encore aujourd’hui, les chiffres officiels de l’Observatoire national des violences faites aux femmes sont accablants en ce qui concerne le nombre de viols ou tentatives de viols, d’insultes dans l’espace public, de cas de harcèlements moraux ou sexuels, d’agressions sexuelles, de violences conjugales physiques ou psychologiques, de femmes assassinées par leur mari ou leur ex-conjoint.
Par exemple, au cours de sa vie, une femme sur sept déclare avoir vécu au moins une forme d’agression sexuelle (viols et tentatives compris, hors harcèlement et exhibitionnisme).
Ce fléau endémique des violences sexistes constitue une réalité sociale totale, au sens qu’elle transcende les frontières entre les classes sociales et les groupes ethniques, et épouse également l’ensemble du territoire national : elle touche autant les métropoles que la France périphérique et aussi bien l’espace public que la sphère privée.
Sommes-nous condamnés à connaître, à jamais, cette impossible adéquation entre le droit positif et les pratiques sociales ? Ou bien la réalité sociale peut-elle devenir, à terme, le miroir de ces normes juridiques ?
Du fait de leur caractère structurel et de leur massivité, ces violences sexistes ne seront complètement éradiquées, ni l’année prochaine, ni même dans dix ans. Néanmoins, l’enjeu du temps présent ne doit pas cesser d’être une lutte quotidienne acharnée pour leur réduction, jusqu’à leur disparition définitive.
La répression judiciaire des violences sexistes, une condition sine qua non
Procéder à la répression judiciaire des comportements délictueux et criminels à l’encontre des femmes constitue évidemment une nécessité. En effet, malgré l’existence de lois protectrices pour les femmes et coercitives pour les hommes, c’est la certitude d’impunité éprouvée par de très nombreux hommes au quotidien qui constitue le principal terreau dans lequel se développent les violences sexistes de tous types.
En 2014, seulement 5 539 hommes ont été condamnés pour viols ou autres agressions sexuelles (1 069 pour des faits de viols, 4 470 pour des faits relevant d’une agression sexuelle), alors que les données officielles font état de plus de 80 000 femmes âgées de 18 à 75 ans victimes de viols ou de tentatives de viol.
La peur du gendarme et l’épouvante du juge doivent permettre de prévenir un grand nombre de ces violences sexistes. D’autant plus que les magistrats ont désormais à leur disposition un arsenal juridique théoriquement efficace pour sanctionner les hommes qui se mettent en marge de la légalité, en faisant intentionnellement fi du désir féminin, et en commettant, par là même, délits et crimes.
Si les lois actuelles ne sont pas parfaites, elles portent cependant en elles l’idée-force que le désir des femmes doit représenter, a priori, une limite impérieuse et indépassable imposée aux envies des hommes. Sous risque pour ces derniers de tomber automatiquement sous le coup de la loi.
De l’impérieuse nécessité de l’auto-organisation des femmes
La justice a pour mission de faire respecter cette idée essentielle. Mais encore faut-il que les femmes victimes se fassent connaître en alertant les autorités compétentes des violences subies, et cela en allant d’abord déposer plainte . Cette démarche pouvant représenter une tâche très difficile, voire impossible à entreprendre dans de nombreux cas.
Aussi bien que des dispositifs existent déjà, tout doit être mis en œuvre par les pouvoirs publics pour que ces femmes puissent être reconnues par la société comme victimes ; puis obtenir des réparations pour les préjudices subis, et voir le(s) responsable(s) de ces violences condamné(s) à la hauteur de la gravité des faits pour lesquels il(s) auraient été reconnu(s) coupable(s) par une juridiction pénale.
Toutefois, cette politique de sanctions pénales contre les hommes délinquants ne peut être qu’une solution apportée au « cancer social » que représentent les violences sexistes. En effet, la répression pénale seule restera impuissante pour accomplir le but fixé à notre société : l’extirpation définitive du corps social de ces violences genrées.
Parallèlement à ces démarches indispensables sur le plan judiciaire, la réponse aux violences faites aux femmes doit passer aussi par leur auto-organisation ; c’est-à-dire par la prise en charge par les femmes elles-mêmes de leur propre défense collective.
Par ailleurs, il est indispensable d’enseigner aux femmes, et cela dès le plus jeune âge (dans le cadre de l’institution scolaire notamment), que le respect absolu de leur intégrité psychique et physique, autrement dit de leur souveraineté corporelle, doit demeurer la part non négociable et inaliénable de leur être social dans le cadre des relations de genres.
Cependant, la fin des violences sexistes ne pourra être l’œuvre des femmes seules, quand bien même le rôle politique qu’elles doivent assumer collectivement dans ce combat demeurera a priori prééminent.
Ce sont les hommes qui doivent changer
Il est certain que les choses ne changeront pas suffisamment vite dans les relations de genres si les hommes ne se saisissent pas eux-mêmes de ce problème de société.
Et le journal Libération pourra, dans dix ans, refaire une Une comparable à celle du 30 juin 2017 pour dénoncer l’indifférence insupportable continuant à entourer le phénomène « des meurtres conjugaux » en France.
D’autant plus que, depuis plusieurs années déjà, nous assistons à une offensive réactionnaire (au sens étymologique du terme) de courants masculinistes, qui prend la forme d’une véritable « Reconquista ».
Ces militants de la cause « masculine » cherchent à se réarmer en tant qu’hommes prétendument « opprimés » et « discriminés » par une société qui vivrait, selon eux, à l’heure de la crise de la masculinité et de l’indifférenciation sexuelle.
En réalité, leur objectif est de remettre les femmes à la place subalterne censée leur être dévolue naturellement dans l’ordre social existant – un aspect de cette mouvance masculine revancharde et suprémaciste a été mise en lumière par l’anthropologue Mélanie Gourarier dans le cadre de sa thèse sur la « Communauté de la séduction ».
Face à ces partisans des privilèges masculins et de l’infériorisation des femmes, il est urgent d’interpeller directement l’ensemble des hommes sur ce sujet. L’enjeu est de tarir le phénomène des violences sexistes à sa source, qui n’est rien d’autre que les hommes en tant que groupe social enchâssé dans les rapports sociaux de sexe - qui sont des rapports de domination.
En effet, étant donné que les femmes ne sont en rien responsables des innombrables violences dont elles sont victimes chaque année, ce sont bien les hommes qui doivent être également au centre des attentions pour que s’opère, en chacun d’entre eux, une révolution ontologique. Celle-ci doit permettre une transformation de la nature des rapports sociaux de genre dans un sens égalitaire.
L’éducation des hommes : un enjeu urgent et primordial
Car la violence masculine n’est pas une conséquence biologique, auquel cas cela signifierait que les violences sexistes constitueraient une fatalité sociale à laquelle nos sociétés humaines seraient condamnées à jamais. Non, les formes de violence psychologique et physique, qui rentrent dans la catégorie de « la culture du viol », ne sont pas constitutives a priori du genre masculin.
Les violences sexistes sont essentiellement la résultante de facteurs culturels, historiques et sociaux. Elles sont donc séparables de l’homme, en étant déconstruites méthodiquement par l’éducation des subjectivités et consciences masculines, par-delà les générations.
Dès lors, alors que les campagnes de prévention des violences sexistes s’adressent quasi-exclusivement aux femmes en tant que groupe social, il paraît nécessaire de développer, en parallèle, des campagnes de sensibilisation à destination exclusive des hommes.
Ces campagnes pourraient utiliser des slogans qui interpelleraient directement ces derniers en tant que sujets masculins, tout en aidant au développement d’une conscience pro-féministe, notamment chez les jeunes garçons.
Cela permettrait de prévenir l’objetisation et l’essentialisation des femmes qui revient à postuler qu’elles disposeraient, parce que nées femme, des mêmes propriétés négatives ou positives permanentes, niant de facto leur singularité.
Que faire d’autre ? Des ateliers et des groupes de discussions mixtes et non mixtes pourraient être mis en place à l’école de la République dans le but que les nouvelles générations masculines en France puissent disposer à terme de « murs moraux », bornant en permanence leur champ des décisions et des actions possibles, en leur apprenant l’obligation du respect absolu et continu du désir et du libre arbitre des femmes.
La nécessaire alliance des femmes et des hommes contre les violences sexistes
Pour autant, il n’est pas question de prêcher la patience et la modération aux femmes, qui n’ont pas attendu que les hommes daignent se réformer pour agir.
L’histoire du XXe siècle a démontré combien les femmes étaient capables de se constituer collectivement dans l’espace public, en force politique contraignante et autonome, pour obliger les règles ordonnant la vie en société à changer dans une perspective égalitaire, protectrice et émancipatrice.
Citons les mouvements suffragistes militants en faveur du suffrage universel intégral, ou encore la mobilisation décisive, dans les années 1968, des organisations féministes (notamment le Mouvement de libération des femmes (MLF), le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) et l’association Choisir la cause des femmes, créé en juillet 1971 par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir) en faveur de la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Leur conquête majeure sera la loi de 1975 , portée par la ministre de la Santé Simone Veil.
Plus que jamais, les femmes doivent s’organiser collectivement dans leur cadre de vie, tout en continuant à dénoncer, stigmatiser, et nommer publiquement les attitudes masculines jugées déviantes et délinquantes.
Toutefois, en ce qui concerne les violences sexistes, les hommes peuvent faire en sorte que l’histoire ne bégaie pas encore pendant des décennies. Et que la vie des femmes cesse d’être hantée par le spectre des violences sexistes de tout temps, en tous lieux.
Ainsi, il ne tient qu’à nous, en tant que sujets masculins, de changer radicalement nos comportements et nos attitudes au quotidien pour devenir massivement des alliés des femmes.