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« Voyagers » de Neil Burger : sacrifier la jeunesse pour sauver l’humanité

Ici, le plan B repose entièrement sur quelques adolescents. Allociné

Attention : l’article suivant tire des exemples d’œuvres récentes susceptibles de divulguer des éléments-clés de l’intrigue.


Voyagers est un film de Neil Burger (Limitless, Divergente) sorti en France le 26 mai 2021 dans lequel un groupe de 30 jeunes est envoyé vers une exoplanète habitable alors que la Terre est devenue inhospitalière à cause du réchauffement climatique. Avec ce postulat, Voyagers appartient à la catégorie des fictions du « plan B spatial », un thème florissant de la science-fiction contemporaine où l’humanité quitte la Terre pour assurer sa survie dans le cosmos.

Fictions du « plan B spatial »

Voyagers fait écho à d’autres fictions du plan B spatial telles que Wall-E, Interstellar ou L’Incivilité des fantômes ; mais surtout, il résonne avec d’autres récits où un groupe de jeunes navigue à travers l’espace pour échapper à la fin de l’humanité comme le roman Arche de Stephen Baxter (2009) ou le comics Sentient scénarisé par Jeff Lemire et dessiné par Gabriel Walta (2019).

Ces œuvres s’inscrivent dans l’héritage du célèbre roman Sa Majesté des mouches de William Golding de 1954 – une filiation revendiquée par Neil Burger – où 15 garçons se retrouvent en autarcie sur une île déserte après le crash de leur avion, un prétexte pour développer une réflexion sur l’organisation sociale et le pouvoir. Elles surfent aussi sur « le succès des robinsonnades dystopiques dans lesquelles l’insularité s’apparente au carcéral » qu’observent Matthieu Freyheit et Victor-Arthur Piégay qui citent Hunger Games, Le Labyrinthe ou The 100 – encore une fiction du « plan B spatial ».

Les enjeux moraux d’un vaisseau générationnel

L’île qui enferme les jeunes prend dans ces œuvres la forme d’un vaisseau spatial, un lieu clos par nature afin de protéger le corps humain du danger extérieur. Burger appuie cette atmosphère de huis clos à travers une photographie artificielle et en multipliant les plans des couloirs labyrinthiques, ce qui métaphorise aussi l’idée que les passagers tournent en rond. À l’instar des autres robinsonnades dystopiques, le premier sacrifice des jeunes c’est la contrainte de l’espace qui leur est autorisé. Mais à l’inverse de Golding, ce n’est plus par accident que les jeunes se retrouvent seuls dans un environnement clos : c’est une décision des adultes qui constatent que les meilleures chances de réussite d’une mission de colonisation spatiale repose sur un vaisseau multigénérationnel.

Voyagers débute ainsi sur une conférence justifiant les raisons d’envoyer un équipage d’enfants en décrivant le fonctionnement d’un tel voyage : plusieurs générations se succéderont avant d’arriver sur l’exoplanète. Pour une mission spatiale aussi longue, c’est la solution la plus réaliste actuellement. Elle n’est pas sans soulever quelques problématiques morales comme l’a observé Neil Levy. Il en souligne deux, l’avenir restreint et l’injonction à la natalité, qui sont explorées dans Arche et Voyagers.

Avant même le départ, l’avenir des jeunes cosmonautes est limité. Dans le film de Burger, l’équipage est créé entièrement par procréation médicalement assistée puis élevé à l’écart du reste du monde – pour ne pas regretter la Terre une fois partis – par Richard Alling, le seul adulte qui prend part au voyage. Ils sont entraînés pour une seule tâche : réaliser leur mission. La première partie du roman de Baxter montre aussi l’entraînement à « l’Académie » des « candidats » au voyage, un lieu où la concurrence est rude et les places limitées pour former le futur équipage à la seule réussite de la mission. C’est que l’enjeu que les adultes font porter sur leurs épaules est colossal puisqu’ils sont garants de la survie de l’humanité. Difficile dans ce contexte d’exprimer son refus ou son individualité.

Leur sacrifice touche jusqu’à leur identité, notamment à cause des injonctions à la natalité dont ils sont victimes. Qu’ils souhaitent ou non avoir des enfants et quelle que soit leur orientation sexuelle, les jeunes de l’arche dans le roman de Baxter doivent participer à l’effort démographique. Chacun est libre de choisir son partenaire de vie mais leur ordre de mission reste de multiplier les partenaires de procréation. Dans Voyagers il n’est même plus question de sexualité : à l’âge de 24 ans, chacun doit procréer avec une assistance médicale, sans nécessité de rapport charnel. Le désir n’a de toute façon plus sa place dans l’équipage à cause d’une drogue qu’ils ingurgitent à chaque repas, le « Blue ». On apprend rapidement que ce prétendu complément alimentaire, tel le « Soma » d’Aldous Huxley, les rend plus dociles, inhibe leurs désirs sexuels et diminue leurs sensations de plaisir.

Une jeunesse sacrifiée. Allociné

Les limites de corps, d’esprit et d’avenir imposées par les adultes à l’origine du plan B spatial contribuent donc à l’installation d’une atmosphère « No Future » renforcée par un constat simple : les personnages que l’on suit font partie de la première génération, ils ne verront pas le résultat de leur mission, de leur sacrifice, et ils le savent.

Tuer le père ?

Inévitablement des conflits éclatent et la tentative de société qui s’était installée laisse place aux instincts les plus archaïques. Dans les deux œuvres on trouve des clans qui s’opposent, des enjeux de pouvoir, des agressions sexuelles, un retour au mysticisme, etc. Dans Voyagers, la rupture s’opère lorsque Zac redécouvre ses pulsions de vie et de mort en arrêtant de boire du « Blue » : il embrasse de force une autre passagère, Sela, et il tue Richard, le père de substitution de l’équipage.

Richard étant le seul adulte du vaisseau, c’est l’autorité paternelle, celle qui alimente le cadre civilisationnel d’après Sigmund Freud, qui s’effondre ; autrement dit, l’équipage retourne à la barbarie une fois livré à lui-même. Son meurtre n’est pas dévoilé au premier abord. Zac se sert de cette mort pour instiller la croyance dans un extra-terrestre meurtrier rôdant à l’intérieur du vaisseau pour rallier à son clan les âmes apeurées. Ce qui s’apparentait initialement à une crise d’adolescence, la rébellion de Zac puis des autres pour revendiquer leur autonomie, s’avère l’installation d’une tyrannie. Elle aboutit à une chasse à l’homme où l’apprenti despote tente d’éliminer les contestataires, présentés comme les jeunes les plus raisonnables et responsables du vaisseau.

Après cette phase de barbarie, le film se conclut sur l’installation d’une organisation démocratique. Un retour à l’ordre établi qui montre le passage des adolescents à l’âge adulte. Pour Matthieu Freyheit placer les adolescents en figure de « garants […] de la préservation d’un ordre des choses » revient à faire de l’adulte un « récit enchâssé dans l’adolescent ». Autrement dit, l’adulte ne disparaît jamais réellement de ces récits, il est vite remplacé par le besoin d’être adulte que rencontrent les jeunes. Dans Sentient, les enfants sont bien obligés par exemple de reprendre le rôle de leurs parents pour assurer le bon fonctionnement du vaisseau, et de quitter ainsi leurs rôles d’enfants. Leur innocence s’achève totalement lorsque l’une d’entre eux tue au pistolet un adulte menaçant qui tente de s’emparer du vaisseau avec son groupe.

En tuant le père, les jeunes de Voyagers, Arche et Sentient prennent donc sa place, ils deviennent adultes. Il s’agit là de « rassurer l’adulte sur l’effectivité de son statut ». Et bien que l’on puisse croire au premier abord que ces œuvres se veulent critiques envers nos sociétés contemporaines, en particulier envers notre gestion de la Terre qui pourrait entraîner l’exode des générations futures, ils échouent à faire du sacrifice de la jeunesse un réel motif contestataire. En témoignent les fins heureuses qui les concluent. Chaque équipage arrive sur les exoplanètes tant convoitées. En somme, puisque l’humanité peut entamer son nouveau départ, c’est que la mission valait bien quelques sacrifices.

Le revers de la médaille de ces réussites, c’est qu’une autre mission a échoué, celle de la préservation de la Terre et de ses habitants. Et à ce sujet, les récentes mobilisations des jeunes à propos du climat montrent bien qu’eux n’envisagent pas d’être sacrifiés.

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