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Expliquer pour mieux agir

Comprendre et aborder la violence aujourd’hui

Une voiture de police incendiée par des casseurs à Paris, le 18 mai 2016. Cyrielle Sicard/AFP

En France, aujourd’hui, tout donne l’image de la fragmentation, de la déstructuration. Le champ des attentes sociales et culturelles n’a aucune unité : quoi de commun, par exemple, entre les salariés qui paralysent les raffineries par la grève ou le blocage et Nuit debout, qui dans ce que ce mouvement présente de meilleur, promeut de nouvelles façons de réfléchir, de débattre et de développer bottom up une idée de citoyenneté rompant avec le modèle actuel, top down ?

Et en politique, l’image d’un système structuré par une opposition gauche/droite semble laisser la place non pas au tripartisme décrits par certains analystes – avec une gauche, une droite et une extrême-droite – mais à un éclatement, ne serait-ce qu’à gauche.

Dans ce contexte, ce ne sont pas seulement des musulmans ou des jeunes des « banlieues » qui se radicalisent et, parfois rejoignent le djihad : la violence rôde de tous les côtés, sans qu’on puisse toujours savoir ce qu’elle vient exprimer.

Pour éviter l’amalgame et les raisonnements simplistes, pour tenir compte de la diversité des conduites, les sciences sociales proposent différents paradigmes : nous allons ici évoquer trois grandes familles d’explication.

1. Subjectivation et dé-subjectivation

Une première famille, qui est au cœur de mon livre La Ciolence (Hachette Pluriel, 2012) s’intéresse au sens, et à la perte de sens que vient exprimer la violence.

Considérons, d’abord, la façon dont une partie du syndicalisme se raidit aujourd’hui, en même temps d’ailleurs que le PCF se durcit, et refuse par exemple les primaires de toute la gauche que Pierre Laurent, son secrétaire national, était prêt à promouvoir en janvier dernier.

Récentes ou annoncées, les manifestations contre la loi El Khomri témoignent d’un gauchissement qui pourrait ici et là se prolonger par des conduites de colère : l’éventuelle violence fait alors sens, elle est dans le prolongement – au moins provisoire – de l’action.

Ces mêmes manifestations, et d’autres initiatives, comme Nuit debout, attirent des personnes et des groupes moins directement concernés dans leur existence concrète, qui sont portés par des idéologies gauchistes ou anarchisantes et veulent en découdre pour des raisons politiques, tout en entretenant encore un lien, plus ou moins lâche, avec le sens de la contestation sociale ou politique.

À Paris, en avril 2016. Maya-Anaïs Yataghène/Flickr, CC BY

Mais les violences récentes contre les forces de l’ordre ne sont pas seulement le fait de tels individus, groupuscules ou groupes. Elles sont aussi déconnectées, ou presque, de tout sens en dehors du plaisir qu’il y a à pratiquer la violence. Celle-ci devient alors une fin en soi, une jouissance sans autre contenu que la logique jubilatoire de destruction qui la porte. Le climat actuel offre de nombreuses possibilités d’exercer cette violence contre les forces de l’ordre.

Les approches qui s’intéressent au sens et à la perte de sens que vient exprimer la violence présentent une implication majeure : si celle-ci est parfois, ou par moment, un prolongement d’une contestation, elle en est surtout le contraire. Elle vient dire de cette même contestation qu’elle est impuissante, que le conflit négociable et le débat cèdent la place à des conduites de rupture. Elle transforme le rapport social ou politique en son contraire, l’affrontement physique, à la limite meurtrier, quand elle n’est pas tout simplement ce qui surgit précisément parce que ce rapport social ou politique est fragile, voire impossible. Elle fraie son chemin dans la béance qu’ouvre cette impossibilité.

Un manifestant équipé, Paris, avril 2016. Maya-Anaïs Yataghène/Flickr, CC BY

C’est pourquoi, sauf dans les cas extrêmes où elle devient une fin en elle-même, la violence entretient un lien avec les idéologies de rupture, antisystème, révolutionnaires, marxistes-léninistes ou libertaires, qui sont la première étape dans la dégradation des mouvements sociaux ou culturels. Mélenchon ou Besancenot ne prêchent pas la violence, et parfois même, l’idéologie qu’ils véhiculent la contient plutôt que de la favoriser.

Mais les modes de pensée qu’ils proposent progressent d’autant plus que le mouvement social ou culturel est faible, tenté par la perte de sens : la pensée « rupturiste » est aussi un sas qui peut s’ouvrir vers la violence, elle peut aussi en constituer sa maladie infantile.

2. Interactions ? Stratégies policières ?

Deux autres familles d’analyse doivent être considérées. L’une relève de l’interactionnisme symbolique et de ces modes de pensée sociologiques qui s’intéressent aux interactions à travers lesquelles se façonne éventuellement la violence – j’ai longuement discuté avec lui, puis dans mon livre Retour au sens (Robert Laffont, 2015), des travaux du meilleur spécialiste de cette démarche, le sociologue américain Randall Collins (A Micro-Sociological Theory, Princeton University Press, 2008).

Dans cette perspective, la violence naît du face à face et de la façon dont il évolue entre, par exemple, manifestants et policiers : les uns provoquent les autres, qui réagissent, et suscitent une réponse plus dure, une escalade se met en place…

De telles explications peuvent avoir une certaine pertinence, mais elles ne disent rien du sens – éventuellement perdu – qui meut en quelque sorte les acteurs, de leur subjectivité, des processus de subjectivation et de dé-subjectivation qui les fait passer à la violence, et pas seulement en situation, pas seulement dans les interactions.

Face à face nocturne. Maya-Anaïs Yataghène/Flick, CC BY

Et une seconde perspective s’intéresse en priorité aux forces de l’ordre, pour leur reprocher d’être source des violences, à elles et aux politiques qui décident de leur mode d’intervention.

C’est ainsi qu’à suivre divers articles de presse, le plus souvent d’inspiration gauchiste, anti-impérialiste, tiers-mondiste, etc., les stratégies et les techniques policières actuelles seraient commandées par le projet de radicaliser les manifestants, par exemple en ne laissant guère de possibilités de sortir paisiblement de la manifestation, en enfermant ceux qui y participent dans des goulots ou des espaces clos, où le face à face avec les forces de l’ordre devient inévitable – et violent.

Pour faire bonne mesure, ces articles affirment parfois que l’inspiration vient ici d’Israël et des doctrines de répression qui seraient propres à son État. Mais rien en fait ne démontre qu’une telle logique soit à l’œuvre en France, un pays où les grandes manifestations de mai 68 n’ont guère débouché sur des violences meurtrières, qui sont la hantise du pouvoir et non son projet.

Place de la République, à Paris. Maya-Anaïs Yataghène/Flickr, CC BY

Ainsi, les violences actuelles, après les tueries terroristes de novembre dernier, sont-elles diverses, et appellent des analyses où divers modes d’approche méritent d’être confrontés, non pas tant théoriquement que dans la capacité de chacune à apporter un éclairage sur les faits. Nous ne pouvons décidément pas, contrairement aux propos malheureux du premier ministre Manuel Valls(en janvier 2016), qui les a d’ailleurs par la suite nuancés, accepter l’idée qu’expliquer (la violence) serait déjà un peu l’excuser.

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