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Conversation avec Christophe Gaudin : « Pour la première fois, les démocraties occidentales font face à un modèle autoritaire qui gère une crise mieux qu’elles »

Mère et fille avec valise quittant la ville en tenue de protection bactériologique.
L'emprise du pouvoir chinois lui a permis de faire face à la pandémie, promouvant un modèle à l'opposé des valeurs occidentales. Hector Retamal/AFP

Intervenant aux Tribunes de la Presse 2021 à Bordeaux, Christophe Gaudin, sociologue de formation et maître de conférences en sciences politiques à l’université Kookmin de Séoul, analyse les relations entre la Chine et les États-Unis à l’heure où les cartes sont rebattues par la crise sanitaire.


Entre intimidations militaires, sanctions économiques et grandes déclarations diplomatiques, quel est l’état des relations Chine-États-Unis en ce moment ?

Christophe Gaudin : L’idée d’une dégradation des rapports entre les États-Unis et la Chine est partout. Toutefois, la question ne se pose pas au niveau diplomatique. Après l’élection de Joe Biden, pendant quelques semaines, bon nombre de commentateurs ont affirmé qu’il reviendrait à une approche plus multilatérale. Ce ne fut pas le cas. Les États-Unis se renferment sur le bloc anglophone, dans une alliance tournée contre la Chine. Il y a plus de continuité avec la politique de protectionnisme de Donald Trump que de différences.


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Ce qu’il faut observer, c’est ce qui se joue sur le temps long. Pour la première fois, les démocraties occidentales font face à un modèle autoritaire qui gère une crise plus efficacement qu’eux. Le pouvoir chinois a atteint un degré de contrôle insoupçonné et se gargarise de sa propagande. Dans le même temps, les sociétés occidentales, à commencer par les États-Unis, sont gangrenées par une division toujours plus forte. Nous sommes donc confrontés à une puissance qui ne cesse de monter, mais qui devient toujours plus autoritaire, face à un bloc occidental, dont les États-Unis étaient l’épicentre, en pleine déliquescence.

Tous ces éléments se traduisent ensuite en tensions diplomatiques. Il y a une effervescence diplomatique américaine qui se solde par des échecs. Les États-Unis ont réalisé des opérations militaires en envahissant l’Irak et l’Afghanistan. Ils ont recouru à des sanctions économiques contre de nombreux pays, qui ont appauvri ces derniers mais renforcé les pouvoirs en place. Sur le plan commercial, ils ont intégré la Chine à l’OMC en 2001, avant d’opter pour le protectionnisme sous l’égide de Donald Trump. Ces deux décisions sont au final un nouvel échec pour la puissance américaine. Cette tension diplomatique est donc le résultat d’une crise profonde qui continue sur plusieurs décennies.

Pour vous, l’utilisation du terme « guerre froide » est-elle pertinente ?

C. G. : Le terme de guerre froide est à nuancer. Jusqu’à la chute de l’URSS, vous aviez deux mondes séparés. Aujourd’hui, il y a une solidarité économique de fait entre l’Amérique et la Chine. L’Amérique est le premier client de la Chine. La Chine prête même de l’argent aux États-Unis. La Chine se développe très vite, et a besoin d’une croissance forte. D’abord, parce que sa croissance repose en majorité sur l’industrie ; elle est donc très sensible aux hausses de productivité. Ensuite, parce que la Chine est un pays d’enfant unique. Une croissance forte et rapide est une garantie de la paix sociale promise aux parents par le parti communiste chinois.

La Chine ne peut envisager l’effondrement des États-Unis. Au contraire, les États-Unis peuvent survivre sans la Chine. Bien que la Chine soit le détenteur principal de la dette des États-Unis, ils ne sont pas pieds et poings liés. Si la Chine refuse un jour cet échange financier, les États-Unis pourront trouver d’autres pays car personne ne laisserait le dollar s’effondrer.

La Chine est-elle porteuse d’une volonté messianique ? Son pouvoir dictatorial pourrait-il devenir une faiblesse ?

C. G. : La Chine n’a aucune dimension messianique. En idéogrammes, la Chine est « le pays du milieu ». Elle est le centre du monde et les autres pays importent relativement peu.

La Chine, comme le Japon, est un pays fermé, où il y a très peu d’étrangers, où l’enseignement des langues étrangères a peu d’importance. La relation de la Chine avec les autres pays est avant tout utilitaire. Elle a notamment besoin de terres pour pallier les manques de matières premières sur son sol. Elle achète à l’étranger, en particulier en Afrique. Elle répand son influence économique autour du monde. En aucun cas elle ne souhaite diffuser sa langue aux populations locales. Les entreprises chinoises à l’étranger redoutent même que leurs employés se mettent en couple avec des femmes du pays qui les accueille. C’est une vision purement colonialiste, dans le sens où il s’agit de prendre les ressources de l’extérieur, sans contrepartie. Cette volonté se retrouve dans les projets de Nouvelles Routes de la Soie. L’absence de transmission est presque un handicap pour le pouvoir chinois.

Bien que les idéologies politiques de ces deux pays soient différentes, quels sont les éléments de similitude qui pourraient exister ?

C. G. : Le capitalisme est le même partout. Il ne faut pas exagérer la spécificité du modèle chinois. Il répond lui aussi à la course pour la croissance. Il y a une véritable compétition. Les deux pays se ressemblent également car dans ces deux systèmes, il y a une intrication inimaginable entre élites et pouvoir politique. La différence se joue essentiellement sur l’existence ou non d’une société civile. En Chine, le modèle de gouvernement est parvenu à faire taire toute opposition. Pour comparer, dans le passé, les ressortissants de l’URSS qui arrivaient en Occident lisaient abondamment des livres interdits par le régime. Les étudiants chinois à l’étranger ont accès à une multitude de documents sur leur pays, y compris en chinois, mais ne penseraient même pas à aller les consulter. La Chine est arrivée à un degré de contrôle idéologique sans précédent dans l’histoire moderne.

Quel est le risque de basculement vers un conflit armé entre la Chine et les États-Unis ?

C. G. : Le déséquilibre militaire entre la Chine et les États-Unis est gigantesque. La Russie est dans l’idée d’une course à l’armement. Mais la Chine ne fait pas la guerre pour développer son commerce dans le monde : elle achète des terrains et les clôture. Elle s’isole du monde extérieur tout en achetant des bouts de pays partout sur la planète. Les points de friction actuels sont Taïwan et Hongkong.

Le régime a peur des mouvements démocratiques en Asie. Il est dans une stratégie d’étouffement lent qui va mener à une prise de ses territoires. Lorsque le Royaume-Uni facilite l’obtention de visa pour les Hongkongais, il récupère des gens compétents et formés. La Chine, quant à elle, éloigne les personnes réclamant plus de démocratie. Voilà un accord tacite qui arrange les deux participants. Quand la Chine se sentira assez forte sur le terrain militaire, elle prendra Taïwan. La question se pose alors : est-ce que les États-Unis riposteront ? Difficile à prévoir, d’autant plus qu’à l’heure des réseaux sociaux, les réactions se font au quart de tour et sont de plus en plus imprévisibles.

Exercices militaires de la marine taïwanaise simulant une attaque sur l’île, le 13 avril 2018, à l’est du pays. Sam Yeh/AFP

Quelle est la place de l’Europe dans ce face à face entre la Chine et les États-Unis ?

C. G. : Il n’y a pas d’Europe politique ni d’Europe solidaire. Les pays de l’Est, de l’Ouest et du Sud ont une ligne économique et idéologique différente. À partir de là, deux solutions existent. Soit l’Europe se constitue en puissance et pourra donc prendre place dans un trio Europe/États-Unis/Chine. Soit chaque pays se crée des marges de manœuvre et se désolidarise.

L’exemple à suivre serait celui de la Corée du Sud. En affirmant ses spécificités culturelles comme sa langue, elle rayonne sur l’Asie et le reste du monde. Le coréen est ainsi la troisième langue la plus étudiée en Asie, après l’anglais et le chinois, sans rapport avec le nombre de locuteurs. La France, dans les années 1980-1990, était parvenue à se faire une place en exportant sa technologie nucléaire, ainsi que son TGV, notamment. Mais elle pourrait aussi développer des champs universitaires en français et pas en anglais et ainsi se faire une place en Asie. Nous sommes ici dans une impasse. Ou bien l’Europe reste un bloc désuni ou bien la France se détache du bloc, sans pouvoir rivaliser en termes de puissance avec la Chine ou les États-Unis.

La Corée du Sud pourrait-elle jouer le rôle d’interlocuteur entre la Chine et les États-Unis, sachant sa proximité géographique avec la Chine et son système démocratique validé par l’Occident ?

C. G. : Les Coréens voudraient avoir une marge de manœuvre plus large mais ils sont bloqués entre deux monstres. La Corée du Sud est dépendante de la Chine sur le plan économique notamment depuis le traité de libre-échange signé avec la Chine sous l’ancien gouvernement conservateur. Elle externalise aussi une grande partie de sa chaîne de montage en Chine pour pouvoir rester dans la compétition internationale. Cela rend la Corée vulnérable.

Nous avons observé cette situation avec la pandémie. La Corée du Sud n’a pas pu fermer ses frontières avec la Chine. Elle a donc été le premier pays à être touchée de plein fouet. Les relations avec l’Occident sont culturelles et académiques. La Corée développe un soft power, ce n’est pas le cas de la Chine. Beaucoup d’étudiants coréens vont étudier aux États-Unis. Pour l’instant, la Corée du Sud joue sur les deux tableaux et tente de diversifier ses activités en Asie du Sud Est pour se dégager de l’emprise de la Chine, mais cela prendra du temps.


Propos recueillis par Shan Cousineau et Marthe Gallais, étudiants en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).

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