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Donner une valeur économique à la nature : un changement de paradigme ?

Les indicateurs monétaires sont-ils appropriés pour que la nature se fraie un chemin au sein de la théorie économique ? Shutterstock

La question de donner une valeur économique à la nature n’est pas nouvelle et a fait l’objet de nombreux débats. Elle reste une problématique singulière dans le cadre des enjeux de soutenabilité. Elle évolue notamment dans une tension entre une sorte de nécessité d’intégration de la nature dans le système économique pour « mieux » la prendre compte et le risque de la marchandiser, de la réduire à un simple bien ou service économique.

Cette question est principalement abordée selon une rationalité économique particulière, devenue dominante, celle de l’économie néoclassique, reposant sur une axiomatique spécifique qui conditionne ainsi la conception de la « réalité » socio-économique. Schématiquement, selon ce point de vue, les agents économiques sont supposés être uniquement des êtres humains, cherchant à maximiser la satisfaction de leurs préférences individuelles.

Les entreprises n’y sont que des fictions, un « nœud de contrats » : seuls existent des actionnaires/propriétaires visant à accroître leurs dividendes en faisant progresser la productivité des actifs exploités. La société non plus n’existe pas réellement et est en fait un « simple » agrégat d’individus. La nature n’y joue qu’un rôle périphérique, instrumentalisé.

Différentes réflexions, en lien notamment avec la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), tendent néanmoins à proposer un cadre conceptuel nouveau.

Introduire la nature dans l’économie néoclassique

Un des éléments structurants de l’économie néoclassique est la notion d’équilibre des marchés, vers lequel ceux-ci sont censés tendre en situation de concurrence parfaite. Il existerait ainsi des prix d’équilibre « objectifs ». Le marché, selon cette vision, établit un lien très fort avec la problématique de l’allocation des ressources. Un des plus grands aboutissements de l’économie néoclassique, à savoir les deux théorèmes du « bien-être », montre qu’une allocation optimale, sous certains critères et si le marché est complet, est équivalente à un équilibre de marché. Un marché est complet si toutes les interactions entre agents économiques (effets des uns sur les préférences des autres ou sur la production des entreprises) sont médiatisées et captées par le marché.

Dans ce contexte, est introduite la notion d’externalité qui correspond à un effet entre agents économiques en dehors du marché : c’est une défaillance du marché et non, par exemple, un problème écologique en soi. Elles créent une sous-optimalité de l’allocation des ressources. Internaliser les externalités vise alors à refaire converger équilibre de marché et allocation optimale de ressources.

Dans ce cadre, la nature est insérée dans l’économie par le biais de sa seule productivité, de sa seule utilité, apportée aux êtres humains, étant dès lors perçue comme un ensemble d’actifs, ainsi que par sa capacité à créer des défaillances de marché, par le mécanisme des externalités. Sa « gestion » renvoie dans ces conditions à des problématiques de maximisation de préférences individuelles et de dividendes, dans le contexte de marchés censés permettre une allocation optimale de ressources.

Cet « imaginaire » économique constitue généralement la raison d’être de la recherche d’une valeur économique de la nature. On comprend ainsi qu’au-delà de la problématique de la « valeur » monétarisée de la nature, la véritable problématique sous-jacente se situe dans la représentation de celle-ci et les hypothèses conditionnant sa « gestion » : on peut d’ailleurs démontrer qu’une telle gestion des écosystèmes, fondée sur cette approche ne garantit pas toujours leur préservation sur une base écologique scientifique.

Mesurer ou connecter ?

Dès lors, on pourrait vouloir prendre le pli inverse et déconnecter complètement nature et valorisation économique, en n’employant par exemple que des indicateurs non monétaires. Outre le fait que de tels indicateurs peuvent tout à fait véhiculer une représentation des écosystèmes qui continuerait d’être alignée avec l’approche anthropocentrée et utilitariste de la théorie néoclassique, ce principe de séparation complète pose des questions sur la théorie de l’action et du changement économique qui en résulte : comment garantir que nos systèmes économiques vont tenir compte de la nature si sa représentation en est volontairement séparée ?

Au niveau des entreprises, par exemple, il tend de plus en plus à être montré que le simple reporting d’indicateurs ESG (environment, social, governance) n’est pas associé à une amélioration des performances environnementales réelles des organisations. Un rapport officiel de l’Autorité des normes comptables de 2019 est également revenu sur ces questions, mettant en lumière qu’une séparation entre enjeux environnementaux et financiers ne permet pas, notamment, de présenter :

« la vision globale de [l’entreprise] ; d’expliquer le lien entre les informations passées, actuelles et prospectives ; de communiquer sur les politiques suivies en matière de recherche et développement (R&D), d’investissements, des politiques environnementales et de la relation clients-fournisseurs et de leurs impacts potentiels sur les états financiers ; de contextualiser avec des informations qualitatives les indicateurs chiffrés ; d’être transparent sur les informations communiquées aux organes de direction ; et de s’assurer de la cohérence globale des informations publiées »

Ce rapport préconisait une connectivité entre informations financières et informations liées à la soutenabilité, principe repris par la CSRD, directive européenne d’évolution du droit comptable des entreprises en matière de soutenabilité qui s’appliquera dès 2024, d’abord aux grandes entreprises puis aux PME cotées et à certaines entreprises non européennes. La connectivité permet dans un sens de dépasser la problématique de l’évaluation économique de la nature, car il ne s’agit pas de mesurer économiquement celle-ci mais de savoir uniquement comment elle entre en interrelations avec les flux financiers (et de biens et de services marchands associés).

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La CSRD se fonde dès lors sur une « philosophie » générique qu’on peut résumer ainsi : objectifs environnementaux, sur base scientifique, à atteindre (par exemple, un alignement sur l’Accord de Paris dans le cas des enjeux climatiques) ; plans d’actions pour atteindre ces buts ; ressources financières à allouer à ces plans d’actions ; métriques dédiées pour suivre ces objectifs et le déroulement des plans d’action. Dans ce contexte, la nature, considérée comme une partie prenante « silencieuse » par la CSRD est représentée par un système d’objectifs spécifiques, notamment scientifiques, et de métriques propres. La connexion avec le système financier s’effectue sur la base de dépenses budgétées pour atteindre, via des actions réelles, ces objectifs. Ces informations seront à renseigner dans l’annexe du bilan/compte de résultat des entreprises concernées.

Cette orientation, dans la directive, est associée au principe de la « double matérialité », obligeant à prendre en compte les impacts matériels (les plus significatifs) de l’environnement et de la société sur l’entreprise (« financial materiality ») et réciproquement (« impact materiality »).

Ce cadre conceptuel, qui reste encore largement perfectible, est clairement très différent de celui retenu par l’économie néoclassique : la nature n’est pas appréhendée uniquement par sa productivité, son utilité, ou en tant qu’externalité ; les entreprises ne sont pas uniquement maximisatrices de dividendes ; la valeur économique se fonde sur un principe de connexion, et non d’évaluation, à partir de dépenses budgétées pour garantir le suivi d’actions, et non à partir de prix de marché dans le cadre d’allocations optimales de ressources.

De l’exploitation à la redevabilité

La théorie centrale sous-jacente à ce paradigme nouveau, dont CSRD est un premier jalon, repose sur l’idée d’une nature non comme ensemble d’actifs mais comme source de nouvelles redevabilités. Nous exploitons la nature, qui n’est pas juste perçue comme « naturellement » exploitable : en retour, nous devons garantir sa préservation sur la base du respect de ses bons états écologiques, notion importante en sciences écologiques et permettant, notamment, de mieux territorialiser et opérationnaliser les limites planétaires.

Il s’agit dès lors de mettre en place également un suivi spécifique reposant sur des indicateurs (quantitatifs et qualitatifs) et des comptes à même de comprendre l’écosystème et sa préservation. Cette préservation oblige à intégrer dans notre système socio-économique la reconnaissance d’une dette écologique, non monétaire, puis ensuite connectée à des informations financières, à partir des coûts nécessaires pour mener les activités réelles de préservation.

Cette approche est le terreau de nouvelles orientations, encore minoritaires, dans la façon de concevoir nos liens avec la nature, nos interactions avec elle, et le développement de nos systèmes comptables : elle se retrouve au cœur des travaux de la chaire Comptabilité écologique de la Fondation AgroParisTech en particulier et du cadre conceptuel CARE (comprehensive accounting in respect of ecology), qui en constitue le projet pilote pour le déploiement au niveau des organisations.

L’enjeu n’est donc plus de donner une valeur à la nature mais de comprendre de quoi nous parlons comme « nature », de reconnaître la dette, d’abord biophysique, que nous avons du fait de son exploitation, et de mesurer le coût réel nécessaire à sa préservation pour l’intégrer dans les systèmes de comptes, afin de déclencher d’autres modes de pilotage et de gestion des entreprises, une autre vision de la performance et ainsi d’autres prises de décision.


Cette contribution à The Conversation France prolonge une intervention de l’auteur aux Jéco 2023 qui se sont tenues à Lyon du 14 au 16 novembre 2023.

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