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Érotique de l’administration : réflexions philosophiques sur la fin du management

Le soin, la lidibo ou encore le vouloir-être-heureux ne font aujourd’hui pas partie du lexique managérial traditionnel. Wallpaperflare.com, CC BY-SA

Avec son nouvel essai, Érotique de l’administration : Réflexions philosophiques sur la fin du management (PUF), Ghislain Deslandes, philosophe, professeur à ESCP Business School et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie, interroge la question de savoir que nous faisons du désir dans les organisations contemporaines.

Alors que la productivité n’augmente plus, que la motivation au travail est en berne et que nos conceptions de la finalité en management sont à bout de souffle, il entreprend de relire les philosophes au sujet d’Éros, de Platon à Marion en passant par Blaise Pascal. Cet essai, dont The Conversation France publie des extraits, met en évidence comment cette notion peut nous permettre de renouveler nos définitions de l’administration des affaires en mettant au centre des enjeux les rapports affectifs que nous entretenons toujours avec le travail.


Mars 2020 : la pandémie de Covid-19 qui gagne le monde entier nous confronte à l’inconnu. Cette expérience inédite pour notre génération fait vaciller les certitudes, notamment dans l’univers du travail. Très vite, l’opinion se partage entre le fantasme de la table rase enjoignant de tout repenser au pays du management, et le besoin compulsif de retrouver le monde d’avant en ne modifiant qu’à la marge relations et procédures, voire en ne changeant strictement rien.

Deux convictions sont à l’origine de cet ouvrage. La première est que la crise sanitaire a été un accélérateur des mutations en cours, et non leur déclencheur : à dire vrai, le désaveu à l’égard du management ne cesse de croître et de s’intensifier depuis au moins une décennie. On lui reproche de manière générale de s’intéresser au comment de l’action collective au détriment du pourquoi : la « quête de sens », malgré le caractère répétitif parfois pénible de sa revendication, est devenue un cliché qu’il faut pourtant bien interroger à l’aune des attentes qu’elle manifeste.

Une chose est sûre : elle révèle une conception du management à bout de souffle, qui met au jour le décalage toujours plus criant entre la façon de conduire l’action collective et la manière dont elle est effectivement vécue par les femmes et les hommes qui y participent. Le phénomène de démission massive qui s’est produit dans le monde durant la période pandémique est un signe de plus qui met en évidence l’insatisfaction généralisée à l’endroit du travail managé. Au point qu’aujourd’hui, une infime minorité seulement des salariés déclarent souhaiter, un jour, devenir eux-mêmes managers…

Assisterait-on de fait à ce qu’on pourrait appeler « la fin du management » ? C’est ce que prétendent ses gourous, lorsqu’ils annoncent sa prochaine transformation plus ou moins radicale en proposant des modèles qui, en réalité, se contentent de prendre le contre-pied des modèles précédents, soudain obsolètes. Mais c’est ce que postulent aussi bien ses critiques, qui se passeraient volontiers de management, comme si c’était possible, ou même seulement désirable.

À l’évidence, l’actualité de ces deux dernières années postpandémie a mis en lumière, sinon un malaise dans la civilisation, au moins un trouble dans le management. Par conséquent ce n’est pas tant la fin-terme qui mérite aujourd’hui discussion que la fin-but, c’est-à-dire le déploiement de nouvelles aspirations et de nouvelles finalités, donc d’une nouvelle rationalité. Une rationalité non plus fondée sur un projet techno-scientifique, polarisée sur le « maniement » systémique d’objets et de ressources disponibles en réduisant les individus à leur dimension cognitive, mais sur une exigence éthique où prime le circuit des affects, et la relation à autrui et à soi-même.

Que peut la philosophie dans cette complète remise à plat ? La réponse à cette question forme la seconde conviction qui inspire cet essai : le brouillard dans lequel la notion même de management est aujourd’hui plongée ne peut être dissipé que par le moyen d’un indispensable pas de côté, conceptuel et pratique, que la philosophie est en mesure de susciter, et d’initier. Un pas de côté qui nous pousse à ne plus concevoir le management comme une science prédictive sur le mode de l’objet, mais à revenir aux choses mêmes, à la réalité des acteurs et de leurs besoins matériels, relationnels et spirituels. Les notions de soin, d’affectio societatis ou de corporéité subjective par exemple, qui appartiennent à un vocabulaire philosophique, permettent d’appréhender ces réalités autrement que ne le ferait le langage managérial traditionnel, largement inspiré de la recherche en science économique.

C’est donc à un effort de rénovation intellectuelle et langagière que nous invitons les managers, aussi bien que les chercheurs en gestion ou les philosophes qui se saisissent de ces questions. Appuyant principalement nos analyses sur Blaise Pascal, nous lui empruntons de nombreux concepts (libido dominandi, esprit de finesse, ordre du cœur, ou encore pensée de derrière) pour tracer les contours d’une « organosophie », ou philosophie des organisations, que nous ne craignons pas de nommer « érotique ».

Au-delà du principe de performance

Dans ce texte intitulé « Pour une éthique d’après la reconnaissance », nous ne voulions pas en abolir le principe bien entendu – il est indubitable que de plus de reconnaissance nous sommes tous, à des degrés divers, demandeurs – mais remarquer que cette notion ne pouvait à elle seule constituer le socle commun et unique d’une théorie de la justice organisationnelle. Au point de constituer l’un des déterminants du « burn-out », dans une compétition où chaque individu « lutte » pour échapper à l’injustice dont il/elle se sent la victime, justement par manque de reconnaissance.

Elle est le plus souvent une passion sociale visant pour chacun à être apprécié pour ce qu’il est, dans une course ininterrompue, dans laquelle chacun souhaite voir son « mérite » reconnu à sa juste valeur, dans un parcours qui rappelle ce qu’écrivait déjà Pascal :

« Si on veut récompenser les mérites, tous diront qu’ils méritent. »

C’est aussi pourquoi, dans ses Trois discours sur la condition des Grands, il faisait ce rappel au jeune Duc de Chevreuse :

« Tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. […] ce droit que vous y avez n’est point fondé sur quelque qualité et sur quelque mérite qui soit en vous… votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état de batelier ou à celui de duc. »

Même si l’on peut soupçonner chez Pascal un cadre théologique et augustinien ici – la grâce divine étant justement délivrée sans mérite – qui dépasse le cadre de notre examen, il rappelle adroitement le poids considérable, dans une carrière, des hasards et des circonstances. Fixer le montant d’une rémunération, par exemple dépend d’une multiplicité de facteurs, dans lesquels le rémunéré n’a généralement aucune part, comme le hasard des rencontres, le minimum d’intensité de la compétition, le pays d’exercice ou le moment du recrutement.

Or, que nous apprend l’étymologie du mot, qui nous vient du latin « respectus » ? Il signifie se retourner pour regarder, et indique un temps d’arrêt de notre attention tournée vers quelqu’un. En faisant cet effort d’attention, nous optons toujours, sans le savoir, pour une vision « interactionnelle » de la dignité : le respect revenant à lutter contre l’indifférence, à se détourner de soi comme signe d’une certaine considération d’autrui.

Et pourtant, malgré notre goût des autres, dans les circonstances actuelles il faut le reconnaître : ces règles sont « bonnes » à honorer dans la mesure où elles ont pour but la préservation immédiate de la santé de nos proches et de nos prochains, mais demeurent toutefois difficiles à accepter. Tout d’abord, elles ont un caractère autoritaire. Dans une certaine mesure, le moindre relativisme y est comme frappé d’interdiction.

Dans une région du parc Kruger en Afrique du Sud, un touriste français contaminé par le coronavirus s’est vu par exemple accusé de « tentative de meurtre » pour ne pas avoir respecté les mesures de confinement. On ne rigole pas partout avec les mesures de quarantaine. Aussi ces instructions sont difficiles à accepter dans nos sociétés, en grande partie construites sur des valeurs qui s’opposent au respect, comme la désobéissance ou la transgression.

Parmi ceux qui se sont intéressés à la question, Blaise Pascal peut à nouveau nous aider à nous souvenir de la valeur de respect pour tenter de limiter le poids du mérite. Dans ses Trois discours, il fait une différence entre d’un côté les grandeurs « d’établissement », qui sont dues à une certaine hiérarchie sociale, inévitable, « car nous aurons toujours » écrit-il, « du dessus et du dessous, de plus habiles et de moins habiles » : la verticalité, « la Tour » pour employer l’expression de [l’historien britannique] Niall Ferguson, serait comme la condition d’un « nous », du fait de ce que Pascal nomme les « cordes de nécessité » qui nous unissent les uns aux autres.

Et de l’autre, figureraient les grandeurs « naturelles », qui correspondent aux qualités intrinsèques (et dont le règne, il est important ici de le noter, nous apparaîtrait intolérable, du fait de leur inégale répartition). Cette distinction entre horizontalité (estime) et verticalité (rapport de force) du respect lui permet de remarquer qu’aux grandeurs « d’établissement » ne sont dus que des respects « d’établissement », ces « cérémonies extérieures » qui n’engagent qu’une certaine considération pour la dignité de la fonction, mais pas plus.

Aux seules grandeurs « naturelles » est due l’estime proprement dite, marque de justice rendue à celles et ceux qui montrent des signes de noblesse naturels, lesquels ne sont pas faits pour régner. De fait, les aperitivi virtuels qui se sont multipliés dans le monde entier pour célébrer le personnel soignant, n’ont-ils pas été précisément le signe tangible de ces respects naturels, impliquant un consentement intérieur auquel rien ni personne n’obligeait ?


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Idées directrices

Les notions [comme] le soin, la lidibo dominandi, l’affectio societatis, le vouloir-être-heureux, la finesse, l’expérience auto-affective du sujet, s’ils ne font pas partie du lexique managérial traditionnel, en montrent justement l’obsolescence programmée. Elles font signe également vers un renouvellement du fondement même des sciences de gestion et du management, vers un nouveau tournant tout à la fois axiomatique, où le respect et la finesse de jugement tiendraient une place centrale, généalogique, à partir de filiations helléniques, et enfin génératif, par la proposition de nouvelles approches conceptuelles (finesse, libido, affectivité).

Éditions PUF

Des notions, de la libido à l’affectivité en passant par le vouloir, qui font signe vers le principe dynamique le plus profond et le plus élémentaire des activités économiques, que les philosophes appellent en général le désir, cette puissance primordiale que les Grecs nommaient quant à eux éros, et que les managers qualifient de motivation.

Dans son étude sur l’origine « manuelle » du management, le [philosophe du management] Baptiste Rappin identifie nettement que le « gouvernement des subjectivités dans l’univers organisationnel » en est « la matière première, (qui) n’est pas solide et tangible, (mais) psychique et subtile. Ce qu’il manie, manipule et manœuvre, c’est cette énergie humaine que l’on nomme “désir” ». Que le pouvoir de transformation d’éros ne laisse pas indemne l’écriture et la recherche en management contemporaines, ainsi que le montrent d’autres travaux symptomatiques à cet égard, ne doit donc pas vraiment surprendre.

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