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Suivre le patrimoine à la trace pour mieux comprendre l’histoire des objets

Minutes notariales médiévales conservées aux Archives départementales du Vaucluse (photo 2016) Pauline Lemaigre-Gaffier, Author provided

Les sciences du patrimoine travaillent à dénaturaliser les objets patrimoniaux. Loin de s’enfermer dans une sage fascination pour ces objets, dont la légitimité est liée à leur dépôt dans de prestigieuses institutions de conservation, elles s’attachent à rendre raison de leur biographie, de leur fabrication, de leurs différents usages, statuts et modes de valorisation – patrimoniale, muséale, marchande.

Elles articulent des savoirs, des méthodes et des instruments issus d’un large spectre de disciplines – des sciences humaines aux sciences de la nature en passant par les sciences de la matière pour mettre en évidence le caractère construit de ces objets – qu’ils soient des archives, des œuvres d’art, des pièces d’un patrimoine ethnographique ou naturel. Elles rendent ainsi sensible leur caractère ancien mais aussi leur historicité. Le travail des différents spécialistes consiste donc à suivre le patrimoine à la trace, titre de la journée d’étude organisée par les autrices de cet article le 29 mars 2019, dans le cadre du « DIM Matériaux anciens et patrimoniaux ».

Biographie des objets

L’idée de biographie des objets apparaît en 1986 sous la plume d’Arjun Appadurai dans l’introduction d’un ouvrage collectif qui a fait date – The Social life of Things.

Dans le même volume, Igor Kopytoff en donne une définition particulièrement frappante. Il met en équivalence biographie des objets et biographie des personnes pour attirer l’attention sur les processus de valorisation qui jalonnent l’existence des premiers comme celle des secondes.

Il y propose notamment l’exemple d’un tableau d’Auguste Renoir qui pourrait finir tragiquement dans un incinérateur, disparaître dans une collection privée ou une réserve de musée inaccessible, ou encore, quitter la France pour les USA ou le Nigéria. Chacune de ces destinées aurait de multiples conséquences en même temps qu’elles provoqueraient de vives réactions – révélatrices de l’enchevêtrement des enjeux politiques, esthétiques et historiques dans les jugements de valeur déterminant notre rapport à l’art.

Dans une perspective plus générale, Bénédicte Savoy, titulaire depuis 2017 de la Chaire d’histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe au Collège de France, revendique une autre histoire de l’Europe à travers l’analyse de la constitution et des circulations de son patrimoine artistique. Elle envisage « la question des musées, des collections, de la cultural property […] comme un fait anthropologique et politique majeur de notre époque et un défi pour l’avenir ».

La part d’ombre des objets

Face cet « héritage qui nous écrase » (Paul Valéry), elle appelle chercheurs et citoyens à s’intéresser autant à la face « nocturne » du patrimoine qu’à sa face « diurne ». Dévoiler cette part d’ombre implique en particulier de rattacher les objets déposés dans nos musées « à l’histoire de leur venue chez nous ». Son objectif est dès lors de promouvoir au présent des formes de partage de ces objets entre leurs espaces successifs d’appropriation et d’usage : son travail d’historienne nourrit la réflexion politique et juridique qu’elle mène depuis plusieurs années et qui a récemment abouti sur des propositions concrètes autour de la restitution du « patrimoine africain ».

Ces recherches centrées sur le parcours des objets patrimoniaux permettent de prendre conscience de la portée structurante dans notre imaginaire culturel et politique des notions de « musée » et de « patrimoine ».

Reconstituer l’origine, le parcours et les usages des objets patrimoniaux pose la question des modalités de collaboration entre spécialistes des sciences du patrimoine, tant l’éventail de disciplines convoquées est large. Cependant, on retrouve dans les discours et les pratiques des historiens de l’art, des archéologues, des physiciens, des chimistes, des paléontologues qui travaillent sur ces objets la notion commune de trace. Comme l’écrit Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes, la trace est d’abord « une marque durable laissée dans ou sur une surface solide par un mouvement continu ». Point d’entrée matériel dans le passé, les traces peuvent donc être comprises comme des « empreintes » laissées sur les objets voire par les objets eux-mêmes. Souvent additive – la peinture sur une toile, un graffiti –, la trace peut aussi être soustractive – la matière ôtée par grattage, incision, gravure. Ainsi, c’est la présence ou l’absence de quelque chose qui atteste de propriétés de l’objet examiné.

Traces matérielles

Les traces matérielles, dont les objets sont porteurs et/ou révélateurs, orientent l’examen et l’analyse, dans les différentes étapes des processus d’authentification ou d’attribution des objets – œuvres d’art, vestige archéologique, fossile ou document d’archive. Elles ont vocation à être identifiées, caractérisées puis inscrites dans un ensemble de données disponibles et actualisables. Interprétées par les spécialistes comme des indices, la combinaison de ces derniers permet de dresser la biographie sociale, culturelle et politique des objets.

Par exemple, examiner au plus près les signatures inscrites dans les tableaux du XVIIIe siècle, comme l’a récemment entrepris Charlotte Guichard, ne permet pas seulement d’authentifier ces œuvres – au sens où il s’agirait de les attribuer avec le plus de certitude possible à tel ou tel peintre. Réfléchir à des formes d’inscription dans la matière contribue à expliquer comment et dans quelle intention celle-ci a été travaillée.

Dans cette perspective, la signature ne revêt pas une signification univoque, extérieure au tableau. La « griffe du peintre » est appréhendée dans son contexte, restituée par exemple comme marque d’atelier et plus seulement comme empreinte individuelle du génie créateur. Les archéologues et anthropologues attentifs aux gestes disparus peuvent aussi utiliser les vestiges pour en inférer des usages et des techniques de production.

Ils ne s’attachent pas seulement à reconstituer des objets, à les dater et à les classer. S’appuyant sur une pratique expérimentale, que la physico-chimie peut nourrir, ils reconstituent le parcours propre de ces outils qu’ils considèrent comme de véritables témoins d’une vie sociale passée.

Cependant, les traces matérielles dont l’objet est porteur ne se donnent pas toujours à voir comme telles. Elles peuvent résulter d’un processus d’élaboration par les différents spécialistes qui examinent et analysent les objets. À ce titre, l’utilisation croissante d’équipements scientifiques pour caractériser les matériaux anciens réinterroge l’identification et le choix des caractéristiques matérielles qui peuvent être traitées comme des traces.

Dans le cas du rayonnement synchrotron par exemple, la précision des techniques et le caractère massif des données obtenues posent la question de l’identification de la trace ou des traces sur le matériau examiné, dont l’analyse permettra de développer des connaissances pertinentes.

L’appropriation des traces se poursuit par leur collecte et leur réunion au sein de collections dont la constitution n’est pas sans effets sur les objets eux-mêmes comme sur l’institution qui les conserve. Dans la longue durée, musées et institutions patrimoniales ont ainsi construit leur identité tout en légitimant la constitution de nouvelles disciplines comme l’histoire de l’art ou l’archéologie.

Nous ne pouvons donner ici qu’un bref aperçu des travaux des sciences du patrimoine, mais, nous voudrions, pour conclure, insister sur l’importance et le caractère heuristique de la notion de trace. Qu’elles soient considérées comme mineures, accidentelles, éphémères, les traces font l’objet de pratiques d’examen, de qualification, de mise en mémoire et de traitement qui permettent d’explorer les ressorts, finalement peu visibles, des processus de patrimonialisation. Elles mettent également en lumière le renouvellement de pratiques d’archivage et de mémoire, jusqu’aux plus récentes, avec la création d’espaces de mémoire et d’exposition virtuels, redoublant partiellement et monumentalisant les espaces usuels.


La Région Île-de-France finance des projets de recherche relevant de Domaines d’intérêt majeur et s’engage à travers le dispositif Paris Région Phd pour le développement du doctorat et de la formation par la recherche en cofinançant 100 contrats doctoraux d’ici 2022. Pour en savoir plus, visitez iledefrance.fr/education-recherche.

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