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Les personnes font la queue auprès d'un camion associatif distribuant de la nourriture.
Durant l'été 2023, le nombre de personnes sur le camp de Loon Plage fluctue entre 300 et 2000 selon les conditions météo et les départs, et entre 1000 et 1500 sur les différents camps de Calais. Ici des personnes font la queue auprès d'un camion associatif distribuant de la nourriture. Frédérique de Bels

Ce que des réfugiés du nord de la France m’ont appris sur la traversée de la Manche : les camps (1/3)

 | SUR LE TERRAIN |  Spécialiste de la migration, la chercheuse Sophie Watt a travaillé sur le terrain à Calais avec la photographe franco-suisse Elisa Larvego pour nourrir ses recherches. En janvier 2023, puis l’été suivant, elle s’est rendue dans des camps sauvages du nord de la France pour s’entretenir avec des bénévoles et des exilés afin de mieux comprendre ces zones frontalières très controversées. Toutes sont liées au débat hautement politisé sur l’immigration entre la France et le Royaume-Uni. Premier épisode.


« Un Égyptien français m’a conseillé de ne pas traverser la Manche, de ne pas aller au Royaume-Uni et d’essayer de rester en France… Mais je n’ai pas échappé à la brutalité de la police de mon pays, aux passeurs de Libye, à la traversée de la Méditerranée et à la “jungle” en France pour rien. J’étais déterminé à venir au Royaume-Uni. »

Cette déclaration m’est faite par DM Boss (pseudonyme), un demandeur d’asile égyptien que j’ai rencontré durant mon séjour près de Dunkerque.

En cette matinée de juillet 2023, je suis assise dans la vieille camionnette de Pierre Lascoux, son chien Arthur à mes pieds. Pierre, un bénévole de 60 ans, a consacré les deux dernières années de sa vie à aider les exilés.

Le bénévole Pierre Lascoux, de l’ONG Salam, pose avec son chien Arthur au cœur de Loon Camp
Le bénévole Pierre Lascoux, de l’ONG Salam, pose avec son chien Arthur au cœur de Loon Camp. Pierre Lascoux

Tous les matins depuis quatre semaines, pendant que Lascoux scrute la route amenant vers le camp et répond aux messages de l’équipe de Human Right Observer (HRO) pour vérifier l’éventuelle venue de la police pour démanteler le camp, nous parlons du sort des exilés du camp de Loon Plage, dans la zone industrielle de Dunkerque. Pierre a récemment terminé une grève de la faim de 42 jours afin d’attirer l’attention sur les terribles conditions de vie endurées par la population migrante à la frontière. Selon le gouvernement britannique, au cours de l’année 2023, 37 556 personnes sont arrivées au Royaume-Uni à bord de petites embarcations ayant navigué depuis la côte nord de la France, 44 490 en 2022.

J’ai fait du bénévolat dans les camps de réfugiés français de Dunkerque et de Calais au cours de l’été 2023. Cela faisait partie de mon travail de terrain et de mes recherches sur le concept d’« hospitalité » dans différentes zones frontalières militarisées. J’ai principalement travaillé avec l’organisation caritative Salam qui s’occupe de préparer et distribuer des repas chauds sur le camp de Loon Plage et des petits déjeuners sur les camps de Calais.

Le soir, je retournais sur le camp avec Pierre Lascoux et sa collègue Pascaline Delaby pour distribuer des couvertures, des vêtements et des tentes. Salam travaille en liaison avec de nombreuses autres organisations civiles présentes sur le terrain. Malgré les pressions policières excercées quotidiennement, ce tissu associatif arrive tant bien que mal à maintenir des contacts bienveillants envers les exilés et de ce que j’ai pu observer c’est le seul lien humain sur lequel ils peuvent vraiment compter.

Durant l’été 2023, le nombre de personnes sur le camp de Loon Plage fluctue entre 300 et 2000 selon les conditions météo et les départs, et entre 1000 et 1500 sur les différents camps de Calais. Le dispositif policier est composée de quatre compagnies de CRS, la Police au Frontières (PAF), la Brigade anti-criminalité (BAC), la police municipale en charge des expulsions, la gendarmerie nationale et parfois même la Brigade de Recherche et d’intervention (BRI) principalement à Loon Plage.


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Pendant que j’étais dans les camps, j’ai été témoin de violences policières et j’ai vu des exilés s’entasser sur un bateau qui n’était manifestement pas assez grand pour les accueillir. J’ai entendu des coups de feu et j’ai été en rapport avec des individus appartenant à l’organisation mafieuse en charge des passages. J’ai entendu de nombreux témoignages de personnes qui avaient vécu l’enfer dans leur propre pays et au cours de leur voyage vers la France. Malgré les difficultés et les souffrances subies, une chose semblait unir ces exilés : ils voulaient trouver refuge au Royaume-Uni.

Et ce n’est pas la politique des prisons flottantes et des vols de retour vers le Rwanda, à la une des journaux, qui va les arrêter. Arrivés jusqu’ici, ils étaient déterminés à aller jusqu’au bout de leur exil.


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À chaque échec, ils doivent retourner au camp, épuisés

Tous les matins entre la fin juin et début juillet puis début août, depuis la camionnette de Lascoux garée devant le camp, nous scrutons l’horizon à la recherche des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS), qui viennent fréquemment, tôt le matin, démanteler le camp. Face au monticule d’ordures à l’entrée du camp (les autorités locales refusant de fournir une benne), Lascoux attend tous les matins pour apporter de l’aide aux réfugiés lorsqu’ils ont évacués. À l’heure actuelle, la police démantèle Loon Plage toutes les deux semaines et les camps de Calais tous les deux jours.

Pierre laisse les gens déposer leurs affaires personnelles dans sa camionnette afin que la société de nettoyage qui accompagne la police ne jette pas tous les objets qui leur sont chers. Lors d’une évacuation en novembre 2023, la police a fait sortir Pierre du camp par la force et a confisqué illégalement sa camionnette.

Un homme est emmené par la police
Pierre Lascoux évacué de force du camp de Loon Plage par la police française. Pierre Lascoux

Le camp rappelle la tristement célèbre Jungle de Calais, démantelée en 2016.

Je n’oublierai jamais l’image de ce groupe de personnes, dont le bateau avait chaviré, revenant à pied vers le camp aux premières heures du matin. Un couple poussait un chariot de supermarché avec deux jeunes enfants qui devaient avoir moins de cinq ans et qui étaient trempés et hagards. Ils avaient dû marcher au moins une douzaine de kilomètres depuis la plage où ils étaient probablement restés pendant des jours avant d’essayer de monter dans le canot pneumatique. Beaucoup d’entre eux essaient plusieurs fois avant de réussir et à chaque échec, ils doivent retourner au camp, épuisés.

Loon Plage est une série de camps sauvages ; on ne peut pas parler de camps de réfugiés. Les camps de réfugiés sont généralement des lieux gérés par des organismes publics ou des associations caritatives, des lieux où les gens peuvent trouver refuge et, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les exilés, même dans les camps informels, doivent disposer d’un abri, de nourriture, d’eau et de latrines.

C’est pour cela que Loon Plage est une « jungle » pour les réfugiés à l’instar tous les camps sauvages de la côte nord. Il y avait auparavant un accès à l’eau, qui devait à l’origine être utilisé par les pompiers. Mais comme les exilés l’utilisaient pour se laver, la police l’a bloqué. C’est ainsi qu’un Soudanais de 22 ans est mort en 2022 en essayant de se laver dans le canal qui jouxte le camp. À l’heure actuelle, le camp de Loon plage a été grillagé et déboisé par les autorités de façon à ce que les exilés soient plus visibles et plus facilement expulsés. Les bénévoles de Salam distribuent les repas malgré les grilles. J’ai pu constater cet été que les mêmes techniques de déboisement étaient utilisées à Calais.

Ces techniques de harcèlement sont sans fin. Selon Rachael Read, bénévole pour Calais Food Collective, à Calais, il n’est pas rare de voir des citernes d’eau de 1 000 litres distribuées par des associations caritatives comme le Calais Food Collective être crevées par les forces de police ou disparaître du jour au lendemain :

Peu importe à quel point l’État a essayé de rendre la situation compliquée, ils ne vont pas cesser de venir. Au contraire, ils continueront à venir plus nombreux parce que la France est un endroit tellement hostile qu’ils essaient de la traverser et d’en sortir au plus vite.

Pierre Lascoux fait du bénévolat pour Salam, une organisation qui a été créée après l’arrivée des premiers réfugiés kosovars dans les années 1990. Salam a récemment réussi à obtenir un point d’eau et une benne pour le camp de Loon Plage suite à la grève de la faim de Lascoux, qui s’est terminée par son hospitalisation.

Pierre reprend actuellement des forces. La dernière fois que nous nous sommes parlés, il m’a dit :

« C’est une petite victoire mais le combat doit continuer. Il est intolérable de voir des êtres humains traités plus mal que des animaux en France au XXIe siècle. »

541 millions d’euros pour arrêter les bateaux

Selon Pierre Lascoux, au cours de l’été 2023, la population de Loon Plage a fluctué d’environ 300 personnes en juin à 2 000 en août, en fonction des conditions météorologiques favorables pour tenter une traversée. Ces chiffres sont basés sur le nombre de repas distribués par Salam chaque jour et sur la connaissance que Lascoux a du camp.

Des barbelés
Image prise de The Going Towards de Elisa Larvego, 2023. L’image montre l’extrémité du port qui a été « protégée » des réfugiés qui tentent d’atteindre les camions. Elisa Larvego

Depuis février 2003 et les accords du Touquet, les gouvernements français et britannique ont mis en place des contrôles frontaliers juxtaposés.

En échange d’une compensation financière, la France a accepté de prendre en charge la surveillance des frontières et la régulation des flux migratoires illégaux.

20 ans plus tard, lors du 36e sommet bilatéral franco-britannique de mars 2023, le Royaume-Uni s’est engagé à verser 541 millions d’euros) à la France sur une période de trois ans afin de réduire les traversées illégales vers le Royaume-Uni, c’est-à-dire d’arrêter les bateaux.

Mais cela ne fonctionne pas. Ce que j’ai constaté pendant mon séjour dans les camps, c’est que la sécurisation des frontières n’empêche pas les gens de traverser – tout le monde traverse, c’est juste une question de temps.

Au lieu d’arrêter les bateaux, cette politique de « zéro point de fixation », mise en place par tout le dispositif policier présent dans la région pour empêcher les exilés de s’installer dans des lieux de vie, a simplement conduit à une augmentation de la violence de la part des autorités.

Cette politique a aussi rendu la traversée plus coûteuse, plus violente et plus dangereuse. Mais la violence et le danger sont aussi une réalité quotidienne à l’intérieur des camps informels, comme j’allais l’apprendre.


À suivre : les passeurs


Cet article est issu du long format The Conversation Insights. L’équipe « Insights » développe des longs formats issus de la recherche interdisciplinaire.

This article was originally published in English

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