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La cybernétique et son futur « cerveau électronique » sont devenus l’instrumentation et la philosophie invisibles d’un management à la recherche de conquêtes. Piqsels

« Apocalypse managériale » : depuis 1945, le management enfermé dans une logique de l’ennemi

Lors de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont devenus en quelques années l’« arsenal de la démocratie », pour reprendre l’expression du président américain Franklin Delano Roosevelt dans un discours prononcé en 1940.

Cela n’avait pourtant rien d’évident à la fin des années 30. Le pays ne parvenait pas à sortir de sa Grande Dépression liée au krach de 1929. Il était même en rechute depuis 1937. Quant à l’armée américaine, elle était étonnamment modeste et fragile. En effectif et en armement, elle se situait au 19e rang mondial, derrière les Pays-Bas. Et la mobilisation industrielle de la Première Guerre mondiale avait laissé un souvenir douloureux. Engagés sur le tard, les États-Unis s’étaient retrouvés avec des stocks, une capacité industrielle et des dettes sans le moindre horizon de reconversion.

Encore plus étonnant pour le pays de l’ingénieur Frederick Winslow Taylor, père du « taylorisme », son « management scientifique » du travail y connaissait une crise de légitimité majeure. Au-delà de la critique des Temps modernes de Chaplin (plutôt celle de la chaîne de montage), les pratiques tayloristes y étaient largement combattues. Elles y étaient même interdites par décret du sénat dans les Navy Yards américains depuis 1915 (même si, en parallèle à cette interdiction, un « US bureau » dédié aux questions d’efficacité est créé en 1916 et reste actif jusqu’en 1933).

Extrait du film Les temps modernes de Charles Chaplin (1936).

Et pourtant… entre 1938 et 1945, un « miracle » va se produire. Forts d’un management scientifique relégitimé, les États-Unis vont non seulement être un des grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale (avec les Soviétiques), mais ils vont également devenir la première puissance militaire et économique. En 1945, plus de la moitié du PIB mondial est américain. Ce phénomène, bien connu, est indissociable de la mobilisation industrielle initiée par l’administration de Franklin Delano Roosevelt.

Besoin d’adversaire

Dans le livre Apocalypse managériale, qui combine analyse d’archives et ethnographie historique réalisée entre 2017 et 2020, nous avons essayé de comprendre le lien entre cette formidable mobilisation industrielle et l’institutionnalisation de ce management global (américain) habitant toujours notre présent. À partir d’archives sur l’histoire institutionnelle du management (celle de l’Academy of Management, de l’American Management Association et de la Society for Advanced Management), ainsi que des archives industrielles (notamment celles du Brooklyn Navy Yards), nous montrons à quel point le management s’est institutionnalisé comme une pratique de contrôle et de représentation indissociable de la « cybernétique ».

La cybernétique était la science des automates et du contrôle développée à partir de la fin des années 1930. Dans l’événement de la guerre, management et digital se sont constitués. Ils ont trouvé un sens conjoint. La cybernétique et son futur « cerveau électronique » sont devenus l’instrumentation et la philosophie invisibles d’un management à la recherche de conquêtes. Elles le sont encore aujourd’hui pour de nombreux acteurs économiques et non économiques.

Les innovations digitales les plus récentes ont simplement rendu ces phénomènes plus narratifs et plus « apocalyptiques ». Le devenir des produits et des services n’est plus que finitude et incomplétude à la fois matérielles, imaginaires et discursives. Révélation sur un futur toujours un peu déjà là dans l’élan de nos vies, les « apocalypses managériales » animent les mille et une nuits de nos économies.

Présentation du livre Apocalypse managériale, par François-Xavier de Vaujany (Éditions Les Belles Lettres, 2022).

Nos outils révèlent l’activité pour la dominer, pour nous permettre dans le même mouvement de « nous la raconter ». L’attente nécessaire à la profondeur de l’expérience, celle du client, du citoyen, du managé, sont supprimées ou instrumentées.

Le caractère guerrier de la rencontre n’est pas un simple passé, même répété. Il est un présent. Il est toujours notre présent. Fort du vocabulaire du management stratégique, le « management » et son partenaire digital ont toujours besoin d’adversaires.

Logique de « grande cause »

Il faut « conquérir des marchés » et être en veille sur les concurrents. De leur côté, les salariés doivent faire l’objet d’une forme de surveillance. S’ils télétravaillent, ils doivent prendre leur poste et l’entreprise doit être en mesure de s’assurer de leurs connexions et de leur « présence », même virtuelle. Les adversités sont autant celles du dehors que celles du dedans pour un monde calculé sur le registre de l’opportunité ou de la menace, de la force ou de la faiblesse.

Surtout, l’action des managers doit avoir un sens corrigé en fonction d’objectifs à atteindre. On adapte le plan et l’activité selon les événements. Tout ce management guerrier doit être « intentionnel ». Pourtant, comme l’expliquait Harlow Person, l’un des pères du management américain, le management véritable commence sans doute là où le plan s’arrête…

Ce management global dans lequel nous sommes toujours pris ne sait pas faire autrement : il doit se différencier, il doit permettre de trouver une place dans un « champ concurrentiel ». Les stratégies d’alliance, de coopétition, ou d’innovation ouverte ne permettent pas de quitter la logique de l’adversaire. Elles n’incarnent pas le passage à la logique d’une grande cause climatique et pacifiste (à l’ère nucléaire) dont nos sociétés ont urgemment besoin.

En attendant, l’horrible guerre en cours en Ukraine semble plus que jamais confirmer les résultats de cette recherche : la guerre est indissociable d’un froid management digitalisé (fait de « représentations » manipulables) et le management digitalisé est plus que jamais froidement guerrier. En arrière-plan, la terre reste un sol à conquérir et une ressource à exploiter. Pourtant, les alternatives, nombreuses, sont bien là. À quand une reconfiguration politique profonde de ce qui fonde les temporalités les plus quotidiennes de nos vies : le « management » ?

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