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Affiche de publicité espagnole du yaourt Danone en 1919
Affiche de publicité espagnole pour le yaourt Danone, en 1919. Wikimedia commons, CC BY-SA

Avant la loi Pacte, une forme de raison d’être existait déjà dans les marques

Même si elle quitté l’actualité car promulguée en 2019, la loi Pacte a constitué une innovation radicale. Elle institutionnalise une nouvelle catégorie d’entreprises dites « à mission », liées par des engagements et une gouvernance à même d’évaluer la réalisation de ceux-ci.

Trois ans après il est possible de tirer les premières leçons de sa mise en œuvre. L’impact de cette loi est indéniable : il va au-delà du nombre d’entreprises qui inscrivent un objet social élargi dans leurs statuts ou – étape ultime – adoptent les engagements et la gouvernance du statut d’entreprise à mission. Mais la consultation des sites corporate des entreprises du CAC 40, dont une minorité est « à mission », révèle qu’elles présentent toutes leur « raison d’être », « purpose » ou « vocation ».

Certes la plupart le font de façon déclarative, donc non contraignante. L’essentiel reste que la raison d’être de l’entreprise fait son chemin dans le vocabulaire des comités exécutifs. Cela signifie l’irruption du long terme et du sociétal dans les réflexions et choix stratégiques des entreprises. Démarche authentique ou plutôt « purpose washing » ? La recherche académique devra répondre à cette question.

Nous abordons ici un autre problème, inattendu, posé aux entreprises : faire cohabiter cette nouvelle raison d’être – de l’entreprise – et une autre raison d’être, antérieure et connue – celle de la marque. Le législateur n’avait pas anticipé que la notion de raison d’être était déjà ancrée dans le management de marque, mais avec pour finalité la différenciation et désirabilité dans un marché et non la vertu.

La raison d’être, un concept indéfini

Chose paradoxale, la loi Pacte ne fournit pas de définition précise de la raison d’être. Elle laisse aux entreprises une liberté de formulation, d’étendue du concept. Elle indique néanmoins la philosophie sous-jacente en opposant la « raison d’être » à la « raison d’avoir », renvoyant ainsi à une vieille opposition morale, au conflit traditionnel du partage des richesses, au cœur du capitalisme, devenu saillant par la financiarisation des décisions motivées par les intérêts des seuls actionnaires. La raison d’être manifesterait la préoccupation du capitalisme de devenir vertueux car soucieux d’un autre enjeu, celui du futur environnemental et social.


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Le caractère indéfini de la notion de raison d’être explique la variété de formulations constatée à ce jour. Ainsi entreprises à mission, la banque Crédit Mutuel Alliance Fédérale définit sa raison d’être par la devise « Ensemble, Écouter, Agir », le groupe de cosmétiques Yves Rocher se mobilise pour « Reconnecter ses communautés à la nature », le géant de l’agroalimentaire Danone veut « Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre », l’assureur Maif croit que « seule une attention sincère portée à l’autre et au monde permet de garantir un réel mieux commun », etc.

Plus prosaïquement, l’enseigne Nature et Découvertes définit sa raison d’être comme « offrir des solutions concrètes – produits et expériences – à tous ceux qui veulent changer leur mode de vie ». La Camif, aménagement local et durable de la maison, veut « Changer le monde de l’intérieur ».

Malgré la diversité des styles, depuis la devise jusqu’à l’exposé de convictions profondes on peut classifier ces raisons d’être selon un axe allant de la redéfinition du métier, du besoin auquel on répond de façon concrète, jusqu’à l’énoncé d’une utopie sociétale ou environnementale.

Raisons d’être de la marque

Nouvelle pour la loi Pacte, la notion de raison d’être de marque n’est pourtant pas une nouveauté. Le management de marque a depuis longtemps reconnu le besoin de spécifier ce qui fonde l’existence de la marque, comme nous l’expliquions il y a dix ans dans The New Strategic Brand Management.

La raison d’être de marque figure en tête de toute plate-forme de marque, ce document stratégique qui résume comment l’entreprise veut être perçue pour se développer et asseoir sa désirabilité dans le marché par rapport à ses concurrents.

Quels sens la raison d’être de la marque a-t-elle pris ?

  • En premier lieu la raison microéconomique pour laquelle la marque fut créée. Ainsi la majorité des profits du secteur automobile provenant du segment premium, il était vital pour PSA (devenu Stellantis) de créer une marque premium et donc de dissocier DS de Citroën à cette fin.

  • Nous expliquions dans Ré-inventer les marques (Eyrolles, 2013) que la marque étant une mémoire, on puise aussi dans son histoire les faits, convictions, intuitions qui ont contribué à sa naissance. Ainsi Isaac Carasso créa Danone convaincu dès 1919 des bienfaits des probiotiques pour la santé. Il en alla de même de l’économiste et homme politique prussien Friedrich Wilhelm Raiffaisen, l’initiateur en 1882 du Crédit Mutuel qui se fonde sur la solidarité entre sociétaires (et non les actionnaires). Yves Rocher créateur en 1959 de l’entreprise éponyme était mû par la conviction profonde des bienfaits de l’insertion dans la nature.

  • Dépassant le concept un peu statique et figé d’identité de marque, plusieurs auteurs ont préconisé d’inscrire la marque dans une finalité dynamique : ce qui manquerait au marché si la marque n’existait pas (donc sa raison d’exister), le besoin des clients auquel jusqu’alors il n’était pas répondu, le problème non résolu, voire le « big ideal », c’est-à-dire son but sociétal élargi, à l’image de l’enseigne de distribution d’articles de sport Decathlon, qui « démocratise le sport ».

Depuis 2009, suite au succès du livre du conférencier américano-britannique Simon Sinek, toutes les marques désormais formulent leur « why ? » (pourquoi ?), ce que l’on appelait avant « leur intense nécessité » dans leur plate-forme de marque.

La vertu et le désir

Quel rapport faire alors entre ces deux raisons d’être, d’entreprise et de marque ? Rappelons leurs différences.

  • La raison d’être de l’entreprise se veut long termiste, tournée vers le futur de la société dans son ensemble, dont l’entreprise désire être un acteur majeur pérenne. Les engagements associés à cette raison d’être concrétisent les chemins vers ce but. Cette raison d’être embarque en premier lieu les employés, puis les fournisseurs, citoyens, en dernier les consommateurs.

  • La raison d’être de marque nourrit les attributs et valeurs qui feront la différence/préférence par rapport aux concurrents dans le même marché. Quelle est la raison d’être des constructeurs Peugeot, Citroën et Opel face aux Renault, Nissan ou Toyota ? Elle se nourrit de son histoire, son ADN mais surtout de la compréhension fine des attentes changeantes des clients, auxquelles la marque veut répondre mieux que quiconque.

Comment alors articuler ces deux raisons d’être ? La première doit-elle remplacer l’autre désormais ou attendre un alignement strict ou simplement une cohérence ? C’est la question concrète que découvrent les entreprises depuis 2019.

Naturellement, les marques étant le bras de l’entreprise, la raison d’être de l’entreprise contraint sa ou ses marques en indiquant la perspective dans laquelle elles doivent se situer à long terme. Mais inscrite aux statuts elle fige dans le temps alors que la marque doit être agile et réactive, à l’affût de changements affectant les préférences des clients. L’une ne remplace donc pas l’autre. La vertu recrute sûrement les talents et suscite la bienveillance des parties prenantes mais fait-elle gagner des parts de marché ? Là encore, la recherche académique devra analyser la performance commerciale et financière des entreprises à mission comparée à celles qui ne le sont pas ce qui ne veut pas dire qu’elles ne se préoccupent pas du futur.

En outre, la raison d’être à vocation sociétale va devenir une obligation pour l’ensemble des entreprises, et donc de moins en moins différenciatrice, ce qui est la première fonction de la marque. Si elle prolifère, cette raison-là deviendra donc un « océan rouge » c’est-à-dire en évoluant dans un marché extrêmement concurrentiel ». A la marque de trouver l’inverse, son « océan bleu » !

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