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Bonnes feuilles : « L’entreprise et le bien commun »

Mains qui soulèvent le monde.
La sobriété a toute sa place dans l’expérience du bonheur. Shutterstock

Les références à la notion de sobriété énergétique, à l’heure de la guerre en Ukraine et sur fond de dérèglement climatique, abondent dans la bouche de nos dirigeants. Telle qu’elle est abordée dans les médias, la sobriété résonne comme un sacrifice transitoire et nécessaire.

Pourtant, la sobriété peut être aussi une façon intime et joyeuse de vivre parce qu’elle consiste à placer le bien, la liberté et le bonheur au cœur de nos quêtes existentielles. C’est là que la perspective du bien commun peut être d’un grand secours. Sandrine Frémeaux voit dans la recherche du bien commun un cheminement personnel, un tâtonnement, qui peut nous aider à mieux vivre… et à travailler.

Dans son livre « l’entreprise et le bien commun », dont The Conversation France publie ici les « bonnes feuilles » l’auteure nous invite à créer ou rejoindre une communauté de travail dans laquelle nous pouvons chercher à répondre aux besoins de la société tout en satisfaisant nos aspirations profondes.


Le bien commun, un nouveau récit sur le monde du travail

Bien commun, ces mots résonnent aujourd’hui dans certains discours des leaders politiques et organisationnels. À l’heure où le monde est plongé dans une crise politique, économique, sanitaire, écologique et sociale, le bien commun semble pouvoir nous libérer des leurres de notre époque mondialisée : la financiarisation parfois extrême de l’économie, la focalisation sur la communication, le pouvoir des lobbys, la vision exclusivement méliorative de l’innovation et du digital, et de façon non anecdotique, tous les discours bien-pensants dont nous savons par expérience qu’ils cachent davantage la réalité qu’ils ne la transforment. Ces leurres nous donnent à penser l’entreprise sans l’être humain, sans sa fragilité et son besoin de sens, et même sans le travail.

Dans l’obscurité du monde néolibéral, le bien commun pourrait bien être cette bougie qui allume les flambeaux de la conscience dont l’homme et la femme ont besoin pour s’inventer un autre récit, un récit différent de celui dont nous avons hérité et que nous reproduisons, un récit qui nous donne la force et la volonté de nous sentir humains. Comme l’indique Cyril Dion dans son Petit manifeste de résistance contemporaine :

« Il ne s’agit pas de se demander “Que faire ?” ou “Devons-nous agir individuellement ou à travers des mobilisations politiques de masse ?” mais : “Dans quelle perspective globale, dans quels récits collectifs nos actions s’inscrivent-elles, aussi petites soient-elles ?” Car si nos actions quotidiennes se bornent à soulager notre conscience, si elles restent prisonnières du récit dominant nos sociétés, elles n’ont aucun potentiel transformateur. Pire, elles peuvent entretenir la logique qu’elles prétendent combattre ».

Le bien commun pourrait bien être cette perspective alternative dont l’humanité a besoin pour sortir des pièges tendus par le système économique en place. Il ne véhicule pas une perspective critique et négative de l’économie. Il n’est ni un contrepouvoir ni un pouvoir modérateur. Il porte plutôt une vision positive et constructive de la politique, mais aussi de l’économie qu’il envisage comme un instrument nécessaire du développement humain.


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Mais la contribution majeure de la notion de bien commun ne s’arrête pas là ; elle est aussi d’un tout autre ordre : la perspective du bien commun peut constituer un guide pratique, plus personnel, peut-être même plus spirituel, nous invitant à reconsidérer nos activités au service d’orientations supérieures.

Telle est ma proposition : le bien commun comme une aide au questionnement éthique pour tous ceux qui disposent d’un pouvoir d’agir au sein des organisations. Puisant en partie mes ressources dans la réflexion académique internationale portant sur l’éthique des affaires, j’observe que cette vision peut surprendre, car le bien commun est loin de fournir des recettes prêtes à l’emploi sur la façon de rendre les personnes au travail plus heureuses ou plus performantes. Plutôt qu’une hédonisation ou une instrumentalisation du travail, la perspective du bien commun nous donne à voir quelques facettes du réel négligées par l’idéologie ambiante, et suggère l’écriture d’un nouveau récit sur le monde du travail.

Certes, bien des entreprises emploient le terme de bien commun sans changer aucunement leurs choix économiques et stratégiques. Mais je pense que la perspective du bien commun peut être un guide transformant les entreprises jusqu’à leur mode de fonctionnement (et non exclusivement la raison d’être qu’elles affichent) à la condition de s’enraciner dans une réflexion éthique dont nous proposons de partager ici les grands axes.

La sobriété dans l’expérience du bonheur

Les difficultés économiques accrues par l’épidémie de la Covid-19 peuvent conduire les travailleurs au chômage ou en situation de précarité à se focaliser sur la recherche d’un emploi que celui-ci ait ou non du sens à leurs yeux. En temps de crise, ils peuvent être amenés à accepter des offres d’emploi qu’ils n’auraient pas acceptées dans un contexte plus favorable. Davantage centrés sur l’obtention d’un emploi dans une perspective de survie matérielle, ils peuvent renoncer à vouloir donner du sens à leur travail.

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On peut également observer que les travailleurs bénéficiant d’un emploi stable sont parfois plus attachés à la stabilité de leur activité et à l’évolution de leur carrière qu’à leur propre bien-être. Il se peut que dans un contexte incertain, les individus recherchent davantage une sécurité de l’emploi quitte à jouer le jeu d’une réussite sociale et financière qui ne correspond pas nécessairement à leurs désirs. Renonçant à choisir ou à changer de travail en fonction de leurs valeurs ou de leurs aspirations, les individus peuvent s’enfermer dans des activités qui ne sont génératrices ni de sens ni de bien-être. S’il nous arrive d’observer que la quête de sécurisation peut entraver notre bien-être, nous ne nous interrogeons pas nécessairement sur ce qui caractérise le bien-être, en particulier le bien-être au travail.

Dans notre approche du bien commun, le bien-être au travail s’analyse non pas comme un bien-être hédonique qui résulte de la prédominance des émotions positives sur les émotions négatives, mais plutôt comme un bien-être eudémonique qui se produit lorsque l’individu donne sens à sa vie. Le bien-être hédonique est rapidement mis à mal dès lors que les désirs apparents ou superficiels ne sont pas satisfaits.

« L’entreprise et le bien commun », de Sandrine Frémeaux. Nouvelle Cité, 2022

En revanche, comme nous l’avons vu précédemment, le bien-être eudémonique en tant que source de développement moral est générateur d’une joie sincère qui peut être renouvelée lorsque nous agissons conformément à nos aspirations profondes. Cette joie est plus résistante que les plaisirs hédoniques car en cas d’épreuves, au lieu de disparaître définitivement, elle peut être ravivée en posant des actes qui vont dans la même direction. Contrairement au plaisir hédonique, cette joie n’est pas incompatible avec la frustration, la tristesse ou la colère. Et même lorsqu’elle est mise à mal dans les moments les plus difficiles de nos vies, elle continue à briller faiblement à travers le souvenir de certaines rencontres ou de certaines expériences.

Ainsi, le bien-être eudémonique résulte de l’harmonie entre nos aspirations profondes et nos actions, et peut être renouvelé en effectuant des choix conformes à nos aspirations tournées vers le bien commun. Plutôt que de décrire les sacrifices du bien-être hédonique, la perspective du bien commun nous invite à considérer le bonheur eudémonique qui résiste aux épreuves.


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En d’autres termes, si les épreuves nous obligent à renoncer à des plaisirs hédoniques, tels que l’argent, le pouvoir ou certains plaisirs futiles, elles peuvent au contraire fortifier notre volonté de vivre un bien-être eudémonique, c’est-à-dire conforme à nos aspirations éthiques les plus profondes.

Par conséquent, les périodes de fragilisation de l’emploi ou de recherche d’emploi ne sont pas nécessairement incompatibles avec une réflexion sur le bien-être au travail. Le bien-être visé n’est plus celui des plaisirs hédoniques, mais une joie plus profonde liée à une orientation durable. Il se peut même qu’en révélant l’utilité sociétale de certaines professions dévalorisées plutôt que d’autres pourtant plus prestigieuses, l’approche du bien commun nous invite à vivre non seulement la sobriété heureuse – c’est-à-dire une sobriété économique potentiellement source de joie, celle-là même décrite par le pionnier de l’agroécologie Pierre Rabhi, mais aussi la sobriété dans l’expérience du bonheur, c’est-à-dire la primauté du bonheur eudémonique sur le bonheur hédonique.

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