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Grande-Synthe : ce camp du nord de la France a vu défiler de nombreuses familles d'exilés cherchant à traverser la Manche. Certains sont devenus des passeurs contribuant aussi au trafic d'être humains. Photo prise le 25 mai 2022. Bernard Baron/AFP

Ce que des réfugiés du nord de la France m’ont appris sur la traversée de la Manche : les passeurs (2/3)

 | SUR LE TERRAIN | Spécialiste de la migration, la chercheuse Sophie Watt a travaillé sur le terrain à Calais avec la photographe franco-suisse Elisa Larvego pour nourrir ses recherches. En janvier 2023, puis l’été suivant, elle s’est rendue dans des camps sauvages du nord de la France pour s’entretenir avec des bénévoles et des exilés afin de mieux comprendre ces zones frontalières très controversées. Toutes sont liées au débat hautement politisé sur l’immigration entre la France et le Royaume-Uni. Deuxième épisode.



Je me suis vite rendue compte que le camp de Loon Plage était « tenu » par des passeurs irako-kurdes, qui ont également infiltré la ville de Grande-Synthe et ont le monopole des traversées en bateau sur cette partie de la côte du Pas de Calais.

L’organisation mafieuse à laquelle ils appartiennent est structurée et bien huilée. Des « permanents » font tourner les « shops » (échoppes), entretiennent le camp et ‘s’occupent’ des exilés qui ont payé un passage « all inclusive » (tout compris). Ces « permanents » sont des personnes qui ont décidé de rester dans la région pour contrôler les allées et venues. Les « shops » sont de petites échoppes à l’entrée du camp où l’on vend de la nourriture et des cigarettes, il y en a de moins en moins car le camp a maintenant été grillagé par les autorités.

Certaines personnes, dont les familles ont tout vendu ou qui ont plus de moyens financiers, parviennent à payer l’intégralité du voyage depuis leur pays d’origine jusqu’au Royaume-Uni. Cette catégorie de personnes ne reste généralement pas longtemps dans les camps car leur voyage a déjà été négocié et payé dès le départ.

Les « shops » sont parfois utilisés comme points de paiement et servent également de relais aux petites mains, la main-d’œuvre mafieuse qui change souvent. Parmi les petites mains, il y a « les rabatteurs » qui travaillent généralement entre Calais et Grande-Synthe pour recruter les réfugiés arrivés seuls et qui veulent faire la traversée et les « organisateurs » qui accompagnent chaque convoi d’exilés sur la plage la nuit de la traversée et qui restent avec eux en attendant les bateaux, dont certains ont le rôle de guetteur au moment des départs.

Mes entretiens m’ont appris que le réseau de passeurs compte de nombreux rabatteurs travaillant depuis d’autres villes et pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Ils recrutent également des exilés pour piloter les bateaux. Comme il est difficile de trouver des pilotes de bateaux, il arrive qu’ils soient payés en plus de la traversée gratuite.


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Les permanents

Lors de nos visites matinales au camp, Pierre Lascoux, bénévole de l’ONG Salam, qui vient en aide aux exilés notamment en effectuant des distributions de nourriture, et moi-même discutons donc avec les permanents.

Ce sont exclusivement des hommes. Lorsque des femmes sont présentes, elles font souvent partie d’une famille et ne font que transiter par le camp – elles n’y restent jamais très longtemps. Le camp peut être particulièrement brutal pour les femmes voyageant seules, c’est pourquoi des associations comme le Refugee Women Centre essaient de les reloger dans des maisons accueillantes où elles sont plus en sécurité, comme à la Maison Sésame dans la ville de Hezeele, dans le nord de la France. En 2023, la maison Sésame a accueilli 270 personnes, dont 96 enfants et les familles sont restées 12 jours en moyenne.

Dans un chariot de supermarché, qu’ils utilisent normalement pour transporter leurs affaires, les « propriétaires » des shops installent un feu de bois et deux grandes bouilloires en fonte noire et font chauffer l’eau pour le café sur une grille noircie. L’odeur âcre du feu est due au gel hydro-alcoolique et aux caisses en plastique qu’ils utilisent comme combustible. Ils nous demandent si nous voulons nous joindre à eux pour un café.

Café pris avec les « permanents ». Sophie Watt

Ces hommes venaient souvent me demander de manger avec eux ou de boire un thé avec eux. Cela semble sympathique, mais c’est aussi pour vérifier qui je suis et ce que je fais là. Les « propriétaires » des shops et les petites mains se méfient de tout le monde.

La traite des êtres humains rapporte d’énormes sommes d’argent aux passeurs qui opèrent depuis Paris, Londres et même Bagdad. En faisant une moyenne du coût des traversées qui varie selon la nationalité des gens (environ 2600 euros en moyenne) et du nombre des traversées par an, les gains avoisinent 100 millions d’euros en 2023 et 118 millions d’euros en 2022.

Les convois sont infiltrés par les gangs

Il y a peu de liberté dans le camp et chaque exilé est rattaché à un rabatteur qui travaille pour un ou deux passeurs. Les trafiquants ont revendiqué différentes parties des plages le long de la côte et sont en concurrence les uns avec les autres afin d’obtenir plus de clients. Une fois que les exilés ont payé leur passage (entre 800 et 4 500 euros, selon leur nationalité car les exilés ne disposent pas tous des mêmes moyens financiers), le passeur leur attribue une « équipe » de convoi qui attend souvent dans les bois près de la plage pendant plusieurs jours avant de tenter la traversée. Les bateaux sont souvent acheminés depuis l’Allemagne. Kevin, originaire de Guinée, qui a tenté de traverser pendant que j’étais sur place et que j’ai interviewé à Calais ainsi qu’à son arrivée au Royaume-Uni, m’a raconté :

« Mon convoi comptait 55 personnes et dans la forêt, plus de 250 personnes ont attendu pendant quatre jours parce que cinq passeurs avaient leur groupe. Dans notre groupe, il y avait aussi des femmes et des enfants, et nous n’avons rien eu à manger pendant quatre jours. Il pleuvait, le temps était mauvais et les vagues étaient fortes. L’un des bateaux s’est renversé au moment du départ. »

De nombreuses familles et enfants transitent par Loon Plage plutôt que par Calais, où les conditions sont encore plus difficiles en raison des évacuations policières plus fréquentes. DM Boss a déclaré :

« J’ai essayé trois fois de traverser, mais je n’ai payé qu’une fois. À chaque fois, nous avons attendu dans les bois pendant des heures, voire des jours, avant la traversée. »

À chaque étape, les exilés sont entourés par les petites mains, des équipes différentes selon les lieux, qui les surveillent et leur disent ce qu’ils doivent faire. Les convois sont également infiltrés par les gangs pour s’assurer que les réfugiés ne travaillent pas pour la police ou n’informent pas les journalistes.

Les convois mélangent les nationalités et donc les prix. Les subsahariens paient moins cher (entre 800 et 1 200 euros) que les Vietnamiens ou les Albanais, qui peuvent payer jusqu’à 4 500 euros et qui sont arrivés dans le nord de la France dans le cadre de leurs propres réseaux de passeurs.

Un jeune réfugié marche avec toutes ses possessions rassemblées dans un chariot. Sophie Watt

Il y a peu d’Africains subsahariens à Loon Plage et ils sont souvent recrutés comme pilotes de bateau ou comme rabatteurs, car cela permet de payer la traversée. Le pilote est donc souvent un réfugié qui n’avait pas d’autre moyen de payer la traversée et qui n’a qu’une expérience très limitée de la conduite d’un bateau.

Ce réseau de trafic d’êtres humains ne peut exister et être extrêmement lucratif que parce que les gouvernements français et britannique n’ont pas accepté d’établir des passages sûrs entre la France et le Royaume-Uni et sont déterminés à investir dans la « sécurisation » de la frontière.


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Le bruit des coups de feu

Il était difficile de s’approcher des réfugiés dans le camp, car le fait d’être vu en train de me parler pouvait les mettre en danger. Plusieurs des entretiens que j’ai menés avec des réfugiés rencontrés dans le camp se sont déroulés au Royaume-Uni après leur traversée.

Ils ont tous parlé de la violence nocturne et du fait que la mafia irako-kurde est lourdement armée. Pendant mon séjour dans le camp, j’ai entendu des coups de feu à plusieurs reprises et on m’a dit qu’ils « ne faisaient que tirer sur des rats ». DM Boss, qui a séjourné à Loon Plage pendant deux mois, a avoué :

« Je ne pouvais pas dormir dans la tente la nuit, je devais sortir et attendre dans les bois parce que le soir, une fois que les ONG et les organisations caritatives sont parties, les passeurs et les petites mains parlent et se disputent et sortent leurs armes ; j’attendais donc qu’ils s’endorment. »

En mai 2022, deux Irakiens ont été abattus dans le camp et l’un d’eux a succombé à ses blessures. En février 2023, un autre Irakien a été blessé gravement par balle. De nombreux autres incidents ne sont pas signalés.

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Le réseau kurde est réputé pour son efficacité, mais en raison de la présence policière croissante sur les plages, il commence à prendre plus de risques. Le coordinateur de l’association Utopia 56 Grande-Synthe, Fabien Touchard,m’a expliqué que les violences policières se sont progressivement déplacées du camp vers les plages la nuit, car il est plus difficile pour les associations – principalement Utopia 56 et Osmose 62- d’être témoins de tout ce qui se passe sur la côte jusqu’en Belgique.

Graffiti photographié à Loon Plage, près des rails. Sophie Watt

Les passeurs prennent des risques avec la vie des réfugiés, en les faisant monter en nombre de plus en plus dangereux sur des bateaux qui ne peuvent pas les accueillir, afin d’échapper à la police française. En fait, au cours de l’année qui s’est achevée en septembre 2023, il y avait en moyenne 48 personnes par embarcation, ce qui était plus élevé que l’année précédente (37) et beaucoup plus élevé que les années précédentes – en 2020, il y avait 13 personnes par embarcation, en 2019 11, et en 2018, le nombre était de 7.

Les passages du 30 et 31 mars 2024 comptaient une moyenne de 49 personnes à bord des 16 zodiaques qui sont arrivés sur les côtes britanniques.

Les traversées en bateau sont devenues mieux organisées, alors que les niveaux de risque ont augmenté. Par exemple, 397 réfugiés sont morts depuis 1999 en tentant de franchir la frontière franco-britannique. En un seul incident, le 24 novembre 2021, 27 réfugiés se sont noyés.

Juste après mon départ de Calais, le 12 août 2023, six personnes sont mortes en mer, tandis que le 14 janvier 2024, quatre réfugiés syriens (deux jeunes hommes et deux enfants) se sont noyés lors d’une tentative de traversée).

La victime la plus récente est une fillette de 7 ans, nommée Roula, qui est décédée alors qu’elle traversait la Manche avec sa mère enceinte, son père et ses trois frères et sœurs.

Les traversées en bateau, plus fréquentes, ont commencé en 2018 après quelques tentatives réussies en 2017 suite au démantèlement de la Jungle de Calais en 2016. Elles ont progressivement remplacé les traversées en camion, devenues trop dangereuses et presque impossibles en raison des nouvelles technologies employées par la police aux frontières.



Cet article est issu du long format The Conversation Insights. L’équipe « Insights » développe des longs formats issus de la recherche interdisciplinaire.

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