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« Chief truth officer » : parler-vrai et leadership

La Mort de Socrate (David) Wikipedia

Le « parler-vrai » apparaît comme un impératif pour chacun dans l’organisation : l’exigence de vérité est une revendication qui traverse toute entreprise et qui cependant fonctionne comme une injonction paradoxale. On l’exige d’un côté des dirigeants, qui se doivent d’être transparents, et en même temps on légifère (ou tente de le faire) pour protéger le « secret des affaires » (législations récentes en France), ce qui revient à rendre impossible la protection des « lanceurs d’alertes », eux-mêmes déjà en tension entre le désir de ne pas couvrir des comportements délictueux, et la crainte d’être perçu comme traîtres à l’organisation.

Essentielle « parrhèsia »

Ces questions, on les retrouve dans la tradition philosophique autour de la notion de « parrhèsia », de franchise, qu’explore Michel Foucault dans son dernier cours au Collège de France qui porte le beau titre de « Le courage de la vérité ». Le terme grec montre bien une sorte d’écheveau originel de sens : « liberté de langage, franc parler, franchise » d’un côté, mais aussi quelquefois « la hardiesse, la licence » (Pessonneaux, p. 1 077). Cette définition nous montre trois caractéristiques du parler-vrai :

  • la figure ontologiquement bifide, positive et négative de la parrhèsia : le parler-vrai n’est pas a priori uniquement positif, il confine aussi au négatif.

  • le dimension subjective et morale implicite du parrhèsiaste, qui à la fois est franc, et doit rester dans les limites de la liberté.

  • le contexte social qui permet cette liberté, ou au contraire trouve que l’on s’en éloigne trop, et qui est en tout cas un facteur de risque.

La parrhèsia, aussi ambivalente que le pharmakon, à la fois remède et poison, ne se laisse pas appréhender aussi facilement que l’idée reçue de la nécessité de « tout dire ». Au contraire, la tradition philosophique souligne la difficulté de la franchise, entre l’exercice d’une liberté légitime et le dépassement de ce cadre, la pratique éthique de la vérité et les incertitudes de celle-ci, entre le confort moral de celui qui agit bien et les risques qu’il encourt.

Tout « parler-vrai » n’est pas bon. Le fou peut avoir l’illusion de parler-vrai. La « bonne parrhèsia » nécessite un ancrage logique et dans la vérité, et suppose pour cela une maîtrise de soi et de sa pensée, et une éthique. De plus, la bonne parrhèsia unifie, permet le dialogue, l’échange, permet de trouver des solutions collectives au problème politique : ce n’est pas tant que la vérité soit une, c’est surtout que la franchise et la cohérence logique permet de dépasser la diversité centrifuge des intérêts de chacun.

Dire « le vrai » ?

Mais comment pouvons-nous être certains de « dire le vrai », de « dire la vérité pour elle-même » ? Comment échapper à une part de subjectivité dans ce que nous disons, dans ce nous tenons pour vrai ? Et le vrai est-il accessible, connaissable ? Karl Popper disait à propos des théories scientifiques que nous nous approchons de la vérité sans jamais être sûr de l’avoir atteinte. Un relativiste pourrait avancer que c’est une affaire de point de vue, de paradigme. Peut-on conclure avec Davidson que « la vérité est un concept qui échappe à la définition » ?

Le vrai en grec, c’est l’aletheia. Michel Foucault en résume les quatre sens :

  • le « non caché » ;

  • ce qui « ne reçoit aucune addition et supplément, ce qui ne subit aucun mélange » ;

  • ce qui est droit, direct, sans détour ;

  • « ce qui existe et se maintient au-delà de tout changement ».

La vérité est donc liée à des conditions de production, à un contexte, elle dépend de son « apparition » : elle doit être pure, vierge de toute dénaturation humaine, accessible, stable.

Cette vérité non-altérée est finalement très proche de ce que l’on demande aux commissaires aux comptes et aux experts comptables, qui doivent donner dans les éléments comptables une image « fidèle » de la situation de l’organisation.

Le leader comme chief truth officer : courage et sagesse pratique

Quelle vérité dire, et pour qui ? Le leader parle autant en interne qu’à l’extérieur de l’organisation, et il doit en permanence définir les frontières de ce qu’il peut dire, de ce qui peut « être dit », comme de ceux à qui il peut s’adresser, ou de ceux auxquels ses collaborateurs peuvent s’adresser.

C’est lui qui est responsable de la limite entre interne et externe quant au discours de vérité de l’organisation, qui définit ce qui peut être dit et par qui sur l’organisation. Le leader est aussi chargé de promouvoir la vérité au-delà des opinions et des apparences, et des différences de point de vue des parties prenantes.

Le leader est ainsi le garant des « règles du dire vrai », et de leur respect dans l’organisation. Enfin le leader doit présenter une vérité qui soit cohérente avec les intérêts éthiques et économiques de l’organisation – mais ceux-ci peuvent être antinomiques.

Le courage de dire le vrai

La parole se trouve toujours confrontée au pouvoir. Le parler-vrai porte un risque : celui de susciter des réactions négatives de la part de celui qui entend cette vérité. Ainsi la vérité induit ou peut induire une violence. Foucault raconte que Platon, ayant dit à Denys l’Ancien des choses vraies mais désagréables pour le tyran, avait accepté le risque d’être tué par ce dernier. La pratique de la vérité nécessite donc du courage, celui d’affronter cette négativité à venir. Ce courage de la vérité, pour reprendre l’expression de Foucault, est alors et en même temps une vérité du courage face au risque encouru. Un des termes en grec pour le témoin, c’est le marturon, le martyr, qui meurt d’avoir témoigné pour sa vérité. Ainsi la pratique de la parresia est aussi une pierre de touche de chacun : de celui qui parle, car il fait preuve de son courage, et de celui qui l’entend, qui montre sa capacité à accepter des choses qui peuvent être négatives pour lui.

Au cœur du courage, il y a l’enjeu du risque, et de ce qui « vaut la peine » d’être fait. Dans l’Apologie de Socrate, Socrate se demande pourquoi il ne s’est pas impliqué plus tôt dans la vie de la cité. Et sa réponse est claire : « Si je m’étais adonné il y a longtemps à la politique, je serais mort depuis longtemps. » (Foucault, 2009, p. 37, Apologie, 31 d-e).

La rectitude d’un comportement épris de justice empêche d’épouser une carrière politique :

« Pensez-vous donc que j’eusse vécu tant d’années, si je me fusse mêlé des affaires de la république, et qu’en homme de bien, j’eusse tout foulé aux pieds pour ne penser qu’à défendre la justice ? Il s’en faut bien, Athéniens ; ni moi, ni aucun autre homme, ne l’aurions pu faire » (Apologie, 32 e).

Dans les organisations, cette « mort sociale » est celle à laquelle s’expose le lanceur d’alerte, ou celui qui peut dire une vérité qui déplaît. Mais l’injonction juridique au parler-vrai, par exemple pour les dirigeants, crée le risque symétrique : celui de la condamnation pour n’avoir pas été franc. Quand Enron a disparu, ses dirigeants ont été condamnés à de lourdes peines de prison. Car sans parrhèsia plus de confiance – or que demande-t-on au top-management sinon d’être digne de confiance, puisqu’on lui délègue la bonne marche de l’entreprise ?

Mais pour parler vrai il faut pouvoir espérer : espérer que les choses changent, que cette vérité va porter, que la justice va être faite. Plus le pouvoir est fort, moins la parole est libre, car moins il y a d’espoir et donc de parrhèsia possible : les organisations autocratiques, comme les systèmes totalitaires, sont ceux où la parresia est quasi impossible car trop risquée.

Le lanceur d’alerte, qu’il soit Snowden ou un autre, a l’espoir que sa révélation va changer quelque chose. La grandeur de la parresia, c’est donc l’ouverture vers le futur qu’elle suscite, voire sa possibilité émancipatrice.

La responsabilité du parler-vrai dans l’organisation : de la vérité à l’action et à ses conséquences

Ainsi le parler-vrai se définit par rapport à un faire entendre le vrai, qui lui est consubstantiel : quand le vrai n’est pas entendu, les diseurs de vérité ne sont plus que des Cassandres promues au rang de spectateurs d’une catastrophe annoncée, ou alors condamnés juridiquement ou socialement, ce qui est le cas hélas des lanceurs d’alerte dans bien des situations où l’expression du vrai n’a pas trouvé d’écho favorable. Cela veut dire aussi que pour le manager, il ne suffit pas d’être dans le « parler-vrai », encore faut-il assortir ce discours de vérité d’une compréhension de la situation qui permette que se déploient les conséquences positives de la vérité.

Ce que l’on attend du dirigeant, c’est in fine cet idéal de « véracité », c’est-à-dire de sincérité que développe notamment B. Williams. Cette honnêteté est une transparence, une volonté de ne pas être trompé et de ne pas tromper : l’exigence de la véracité, c’est celle d’un effort, d’un élan vers le vrai. Cet effort vers le vrai est le signe d’une vie belle. Dans le souci de soi de la tradition grecque il y a un lien qui s’établit en effet entre une éthique individuelle et une « esthétique de l’existence ». La franchise est en elle-même pour les cyniques ce qu’il y a de « plus beau chez l’homme » (Diogène, VI, 69, in Foucault, p. 154). Dans cette jonction entre éthique et esthétique, le courage de la vérité permet précisément la « vraie vie », l’« alethe bios ».


Bouilloud, J.-P., Deslandes, G. et Mercier, G. « The Leader as Chief Truth Officer : The Ethical Responsibility of “Managing the Truth” in Organizations » Journal of Business Ethics, 2017,DOI 10.1007/s10551-017-3678-0.

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