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Adolf Hitler en 1934 lors d'une conférence de parti à Bückeberg (Allemagne).
Adolf Hitler en 1934 lors d'une conférence de parti à Bückeberg (Allemagne). Shutterstock, Fourni par l'auteur

Comment comprendre le nazisme ? Les interprétations des historiens divergent encore

La sortie du remarquable film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, a ravivé la querelle des interprétations du nazisme.

Les qualités du long-métrage sont indéniables, mais il décrit avant tout Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, comme l’organisateur d’une entreprise d’extermination. Certaines scènes, comme la rencontre avec des industriels chargés d’améliorer le rendement des chambres à gaz, le montrent soucieux d’accroître leur efficacité, à l’instar d’un chef d’entreprise principalement guidé par des objectifs de rentabilité.

Aussi la dimension idéologique, le fervent nazisme de Höss, peut-il apparaître comme secondaire, nonobstant le fait que, dans son autobiographie Le commandant d’Auschwitz parle, il se présente comme « un adepte fanatique du national-socialisme, convaincu que notre idéal finirait par triompher et que la prédominance de la juiverie se trouverait ainsi éliminée ».

Quelques historiens, et non des moindres, donnent du crédit à l’idée selon laquelle le projet nazi ne serait au fond que l’expression, certes exacerbée, de la logique de performance industrielle.

Mais peut-on raisonnablement assimiler la gestion des ressources humaines dans le capitalisme à celle des victimes du nazisme dans les fours crématoires ? Parvient-on à comprendre la nature du nazisme en ne retenant que les modalités de la mise à mort et en évacuant totalement les motivations de celles-ci ?

Bande-annonce du film La zone d’intérêt de Jonathan Glazer.

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Deux approches divergentes

Suite à la diffusion, en 1978 aux États-Unis, de la série Holocaust du réalisateur Marvin Chomsky, l’intérêt du monde universitaire pour l’histoire de la Shoah alla croissant. En 1983, se tint à Paris un premier colloque, à l’instigation de l’historien François Furet, alors directeur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), bientôt suivi, en 1984, d’une rencontre internationale à Stuttgart.

Dans le champ universitaire, deux points de vue opposés ont alors émergé pour analyser le nazisme : l’intentionnalisme et le fonctionnalisme, lesquels renvoient à une opposition classique en sciences sociales. La première met l’accent sur les actions des individus conçues comme réalisation de leurs intentions, la seconde sur le contexte historique et l’enchaînement des évènements.

On peut dès lors concevoir, dans une perspective intentionnaliste, l’histoire de l’Allemagne nazie comme la réalisation de la volonté de Hitler : conquête de l’espace vital à l’Est, victoire totale sur le bolchévisme, extermination des Juifs et guerre contre l’Angleterre et les États-Unis pour la domination mondiale. Cette vision d’un Hitler idéologue, essentiellement guidé par la haine du Juif, a été défendue par de nombreux historiens privilégiant l’étude des intentions du Führer.

Visite d’Adolf Hitler et de plusieurs officiers nazis à Maribor en 1941. De gauche à droite : Sigfried Uiberreither, Martin Bormann, Adolf Hitler, Otto Dietrich
Visite d’Adolf Hitler et de plusieurs officiers nazis à Maribor en 1941. De gauche à droite : Sigfried Uiberreither, Martin Bormann, Adolf Hitler, Otto Dietrich. German Federal Archives, CC BY-NC-SA

La conception raciale de Hitler, faisant du Juif la source de tous les maux, constitue une trame interprétative solide de sa politique intérieure et étrangère. L’historien britannique Ian Kershaw souligne par exemple l’importance du principe d’allégeance personnelle au Führer et fait de l’antisémitisme la clef de voûte idéologique du national-socialisme. Il est extrêmement difficile de considérer cet aspect comme secondaire.

Certes, pour comprendre ce qui est arrivé aux Juifs d’Europe, il faut refuser toute explication monocausale (ceci vaut, bien sûr, pour tout événement historique). Il importe de donner toute leur place aux pressions du Parti, au rôle de la bureaucratie d’État, au comportement des élites économiques, aux réactions des gouvernements étrangers et à l’attitude de la population allemande, éléments dont l’antisémitisme hitlérien ne pouvait négliger l’existence. Les intentions de Hitler ont donc dû composer avec des facteurs qu’il ne pouvait, à l’évidence, totalement maîtriser.

Si l’idée d’extinction totale des Juifs ne put devenir une politique nationale qu’au fil d’événements en partie imprévisibles, il n’en reste pas moins qu’elle était présente dès le départ (la lecture de Mein Kampf nous en persuade). Il vaut donc mieux parler d’un processus de décision, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de l’historien Jacques Semelin « d’un enchaînement de mesures qui, dans des circonstances toujours changeantes, évolue vers une « solution » de plus en plus brutale […]. Ainsi la dynamique qui conduit vers le meurtre de masse se construit-elle par effets cumulatifs, sans que ces différentes étapes aient été nécessairement programmées. »

Comme tout régime, le régime nazi a été confronté à des contradictions économiques et sociales, à des intérêts politiques divergents et à des réactions internationales. Aussi, Hitler aurait-il, a posteriori, cherché à donner une cohérence à une politique qui en était singulièrement dépourvue. En somme, privée de rationalité, la politique nazie se serait adaptée aux circonstances. Dans cette perspective, dite fonctionnaliste, l’antisémitisme hitlérien compte moins que l’enchaînement de décisions fortuites.

La nature de l’antisémitisme nazi

S’agit-il, comme le pense le politiste états-unien Daniel Goldhagen, d’un antisémitisme radical spécifique à l’Allemagne ? Cette thèse se heurte aux conclusions de nombreux travaux empiriques qui montrent que les perpétrateurs de crimes de masse n’adhèrent pas toujours fanatiquement à l’idéologie supposée expliquer ces crimes.

L’historien états-unien Christopher Browning a par exemple montré que la culture virile de la camaraderie et la solidarité au sein les bataillons de police allemands auraient eu plus d’importance que l’idéologie fanatique. Là aussi, il existe de fortes raisons de penser qu’aucun des deux types d’explication n’est, en lui-même, suffisant.

Adolf Hitler, Gregor Strasser, Rudolf Hess, Heinrich Himmler et, à droite, les SA lors d’un rassemblement du parti nazi en 1927
Adolf Hitler, Gregor Strasser, Rudolf Hess, Heinrich Himmler et, à droite, les SA (une organisation paramilitaire du Parti national-socialiste) lors d’un rassemblement du parti nazi en 1927. German Federal Archives, CC BY-NC-SA

Il convient de privilégier une approche multicausale des crimes de masse : s’il n’est pas nécessaire d’être un partisan fanatique d’une idéologie mortifère pour être un acteur du massacre, l’idéologie met néanmoins à disposition les justifications morales sans lesquelles les massacres ne pourraient se produire. Un livre récent du spécialiste de politique internationale Jonathan Leader Maynard donne un fort crédit à cette conclusion.

Oublier cette dimension, réduire le nazisme à une occurrence de la logique contemporaine de performance industrielle, conduit inévitablement à en relativiser la barbarie.

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