Nouvelles menaces sanitaires, effondrement de la biodiversité, révolutions technologiques… Si les mutations ne sont pas nouvelles, elles interpellent cependant par leur nombre et leur ampleur au cours des dernières décennies. Parce qu’elles bouleversent les sociétés et leurs modèles économiques aux échelles collective et individuelle, les mutations doivent être étudiées avec attention.
À l’échelle macroéconomique et macrosociale, ces mutations font l’objet d’incessants débats et de résolutions lors de conférences et sommets mondiaux : Conférences des parties pour le climat, pour la biodiversité, Sommets de la Terre, Forum de Davos, assemblées de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Sommets de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur la transformation numérique, Sommets du G7 et du G20, etc.
À l’échelle microéconomique et microsociale, les dirigeants pris dans ce tourbillon s’inquiètent aussi des répercussions sur leurs organisations : comment anticiper et s’adapter aux mutations sociétales, environnementales ou technologiques ? Sur ce point, les sciences de gestion peuvent contribuer à cette réflexion et apporter des pistes de solution.
D’éminents collègues regrettaient d’ailleurs fin 2020 la relative absence des spécialistes de la gestion dans le débat sur la crise de la Covid-19, comme si les spécialistes de l’organisation, du management et de l’innovation, n’avaient rien à dire en pareilles circonstances !
Pourtant, cette discipline regorge de travaux sur les crises et les mutations. Ces études pourraient être mobilisées par les décideurs pour les aider à faire face aux défis qu’ils affrontent. Les sciences de gestion, grâce à leur fort ancrage dans les sciences humaines et sociales, offrent des grilles de lecture d’évolutions des comportements humains.
Des critères autres que financiers
Paru en 2023 aux éditions EMS, l’ouvrage collectif Mutations sociétales et organisations. Des repères théoriques et pratiques pour préparer les organisations au monde qui advient se veut une réponse aux difficultés d’appropriation par les praticiens des connaissances scientifiques. Il présente des réponses concrètes et étayées fondées sur des études de cas, résultats d’enquête ou synthèses de la littérature académique dans une logique interdisciplinaire.
Ainsi, les chapitres sur le financement participatif (crowdfunding), les financements verts et l’investissement éthique offrent notamment des synthèses de la littérature académique qui permettent aux managers d’avoir un point de vue actualisé des travaux.
Par exemple, pour réduire les inégalités sociales ou professionnelles, les modes de gouvernance et management évoluent vers plus d’inclusivité ; et de nouveaux dispositifs de financement apparaissent. Des critères, autres que financiers, sont introduits à divers niveaux. Les objectifs financiers sont complétés par des paramètres tenant compte du respect de l’environnement ou des droits humains.
Ensuite, le chapitre sur le métier de contrôleur de gestion en responsabilité sociétale des entreprises (RSE), qui mesure la performance extrafinancière des entreprises, laisse entrevoir des tendances susceptibles d’inspirer les praticiens en quête d’une veille d’opportunités métier. Il présente une réflexion fondée sur une analyse d’offres d’emploi qui permet de repenser le métier de contrôleur de gestion dans une perspective de durabilité forte.
En rejetant l’idée de compenser les capitaux financier, social et naturel, ce nouveau contrôleur de gestion peut relever le défi de la mesure et du pilotage de la durabilité. Il répond à de nouvelles demandes des ressources humaines (prévention et suivi des risques psychosociaux, qualité de vie au travail, diversité, égalité femme/homme…) et environnementales (bilan carbone, budget vert, reporting extrafinancier, tableaux de bord verts, matrice de matérialité…).
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Ce nouveau type de contrôleur de gestion traite à la fois des données financières et non financières touchant à des domaines hétérogènes (air, eau, énergie, biodiversité, déchets, bruits, transport, formation, coûts environnementaux, etc.). Doté de compétences en gestion des paradoxes, il est facilitateur et garant de la cohérence entre les trois dimensions du développement durable. Un rattachement à la direction générale ou à la direction RSE semble plus propice pour garantir son indépendance vis-à-vis des clients internes.
Diverses mutations de l’environnement – au sens large – transforment aussi les marchés en profondeur. Par exemple, du côté de l’offre touristique, les crises terroristes, alimentaires, sanitaires et géopolitiques, couplées aux dérèglements climatiques, ont conduit à une véritable métamorphose des stratégies des opérateurs. Du côté de la demande, on observe une évolution des attentes des consommateurs liées à la prise de conscience des mutations en cours, entraînant à son tour une évolution des stratégies des producteurs comme des distributeurs. Les travaux en sciences de gestion permettent de mieux comprendre ces évolutions, voire de les orienter vers plus de durabilité et de responsabilité, sans occulter la dimension éthique d’une telle ambition.
Pour faire face au phénomène de désindustrialisation affectant leur économie, de nombreux pays ont lancé des plans visant la modernisation de leur outil industriel par le déploiement de nouvelles technologies numériques. En France, les plans « Usine du Futur » puis « Industrie du Futur » visaient ainsi à favoriser le déploiement d’une vingtaine de technologies au sein des usines comme la robotique, la réalité augmentée, le numérique, l’intelligence artificielle, l’impression 3D… Toutefois, pour de nombreux dirigeants, la transformation de leur usine en Usine du Futur est un véritable défi tant les enjeux sociaux et techniques sont nombreux et entremêlés. Le chapitre consacré à cette mutation industrielle peut aider les praticiens à conduire ces transformations en proposant une méthode de conduite du changement reposant sur l’intéressement des acteurs.
Gérer la complexité
Enfin et non des moindres, les sciences de gestion et du management peuvent aussi entrer dans les débats de société en évaluant l’efficacité de politiques, comme celles non pharmaceutiques pour lutter contre la Covid-19. Les résultats du chapitre d’ouvrage suggèrent une surprise. Chiffres à l’appui, les politiques jugées efficaces ne le seraient pas. Les fermetures de lieux de travail, les restrictions des rassemblements et déplacements internes et internationaux ne seraient pas associées à une baisse du nombre de morts.
Cependant, ces résultats surprenants pourraient être des artefacts, liés à l’application de ces politiques. Selon la sociologie des organisations, ces accidents pourraient donc être normaux compte tenu certes du fort couplage et de la complexité de la situation à gérer, mais surtout d’un choix politique en faveur de la rentabilité, au détriment de la santé publique…
Au travers de ces réflexions foisonnantes et souvent interdisciplinaires, il ne s’agit pas de faire des prédictions, mais bien d’offrir un état des techniques et pratiques difficiles à obtenir quand on est aux affaires, alors que l’universitaire peut faire ce travail de veille avec un accès à des bases plus larges et un horizon temporel plus long.
Au bilan, il faut souhaiter que l’ensemble des publications en sciences de gestion soient davantage lues par les décideurs d’aujourd’hui et employées dans la formation de ceux de demain. Pour cela, c’est à nous qu’il revient – en tant que chercheurs de la discipline – de faire les premiers pas. Nous pouvons participer à la vulgarisation de nos travaux en publiant sur des médias s’adressant à un public non composé uniquement d’universitaires comme cela est le cas du site The Conversation. Les chercheurs en sciences de gestion peuvent se rapprocher de décideurs pour organiser des événements communs (conférences, tables rondes, etc.) portant sur des enjeux de gestion auxquels ils sont confrontés. Nous pouvons aussi créer de manière plus systématique dans les grandes manifestations scientifiques de nos disciplines des espaces de discussion avec les décideurs.