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Conversation avec Rose-Marie Lagrave : « L’idée selon laquelle il n’y a qu’à vouloir pour pouvoir est un leurre »

Plusieurs milliers de femmes participent à la manifestation, à l'appel du Mouvement de libération des femmes (MLF) et de la coordination des “groupes de femmes”, le 8 mars 1980 entre la place de la Bastille et la place de la République à Paris, pour la Journée internationale des femmes. AFP / Joel Robine

Présente aux Tribunes de la Presse 2022, à Bordeaux, pour évoquer les questions liées aux identités et au genre, la sociologue et autrice Rose-Marie Lagrave, dans son enquête autobiographique « Se ressaisir », revient sur son parcours de transfuge de classe, mais aussi sur son engagement féministe et sa lutte pour la reconnaissance des questions de genre au sein des sciences sociales.


Dans votre dernier ouvrage Se ressaisir, vous racontez les multiples facettes de votre identité. Cette année, l’édition des Tribunes de la presse portait justement sur « la guerre des identités ». Que vous évoque cette thématique ?

Rose-Marie Lagrave : À mon sens, le terme d’identité est un piège car il est essentialiste et classe les individus seulement selon ce qu’ils pensent être. Je préfère réfléchir sur la position sociale des personnes plutôt que sur leur « identité ». Quelle est ma place dans la société et quelles sont mes prises de position ? Ce sont ces actes précisément qui qualifient les individus, et non une identité immuable et assignée par le regard des autres. Si je me dis « féministe », ce n’est pas une identité féministe, mais une position féministe.

Pensez-vous qu’aujourd’hui, le genre est davantage un prisme d’autoréflexion sur soi et quelle est sa place dans la société ?

R.-M. L. : Ce n’est pas parce qu’il y a un battage médiatique sur les théories du genre, que nous nous questionnons davantage par ce prisme. D’ailleurs, il n’existe pas de théorie du genre, mais seulement un concept. Il a notamment été théorisé par l’historienne américaine Joan Scott qui dit que le genre est un rapport social de pouvoir et cela, il ne faut jamais l’oublier ! Par ailleurs, je constate que le genre masculin ne se réfléchit pas tant que ça. Même s’il existe des groupes qui essaient de rompre avec leur socialisation viriliste et le masculinisme ambiant, la réflexivité des hommes sur leurs privilèges est quand même moindre que celle du genre féminin. Cela s’explique par les positions de domination entre hommes et femmes. Quand on est dominé, on réfléchit à pourquoi on l’est et comment en sortir. Tandis que lorsqu’on est dominant et qu’on a des privilèges, il est plus difficile de réfléchir et de retirer à soi-même les privilèges dont on bénéficie.

En parlant de réflexivité du genre féminin sur sa position de dominé, mais également en tant que membre active du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), quel regard portez-vous sur les militantes féministes actuelles ?

R.-M. L. : La mobilisation pour lutter contre les violences sexistes de nos jours est extraordinaire ! Des femmes s’emparent de plus en plus jeunes des questions féministes. Je salue l’engagement des lycéennes et des étudiantes ! Elles respectent les combats historiques de leurs devancières, tout en continuant à dénoncer l’ordre machiste qui persiste. Le harcèlement de rue, l’écart flagrant des salaires, le sexisme en politique… Les exemples qui prouvent que la lutte féministe doit encore continuer sont malheureusement nombreux.

Pensez-vous que le traitement médiatique des modes de militantisme est parfois accusateur ?

R.-M. L. : À chaque fois que nous nous opposons, en tant que femmes, à cet ordre inégalitaire, certaines personnes considèrent que nous dépassons les bornes. Mais il faut dépasser les bornes pour être entendues. Certains médias sont en effet responsables de cette hostilité car ils mettent la focale sur ce qui est vu comme le plus scandaleux pour dénigrer et disqualifier l’ensemble des engagements, et le mouvement féministe. Ce mécanisme n’est pas nouveau ! Avec le MLF, nous avions manifesté à l’Arc de Triomphe pour montrer qu’il y avait plus inconnu que le soldat inconnu : il y avait sa femme. Une autre fois, nous manifestions en retirant nos soutiens – gorges. Cela a été vu comme horrible, pire… indécent ! Tout ce qui n’est pas dans l’ordre social de l’époque est perçu comme une violence.

Vous vous êtes battue pour la création du Master « Genre, sexualité et politique » en 2004 à l’École des hautes études en sciences sociales (l’EHESS). Comment pourriez-vous expliquer l’intérêt très tardif des instances universitaires françaises pour les Gender Studies ?

R.-M. L. : Un retard incroyable en France ! Cela a été très difficile de se faire entendre. On me répondait que le genre était partout, et donc nulle part, alors à quoi bon en faire un objet d’étude spécifique ? Il ne faut pas se leurrer, il existait une inquiétude quant à la relation entre militantisme et recherche. Nous, nous l’avons revendiqué. Les approches féministes que nous proposons ne viennent pas de n’importe où. Il y avait des intuitions qu’il fallait reconvertir en propositions des sciences sociales. Il s’agissait d’un travail collectif et engagé et nous avons bien fait de le vouloir.

Après trois passages devant le Conseil Scientifique de l’EHESS, l’argument qui a emporté l’opinion a été de dire « Vous avez regardé ce qu’il se passe aux États-Unis ? En France, il n’existe rien, alors que l’EHESS se targue d’être internationale ». Le master a eu un grand succès. Il y avait même davantage d’inscriptions qu’en sociologie. Aujourd’hui, cela est devenu un doctorat, mais également une école universitaire de recherche. Il en existe très peu en France.

Vous mentionnez à de nombreuses reprises un sentiment d’illégitimité. Selon vous, est-il davantage lié à votre genre ou à votre classe sociale d’origine ? Et comment le combattre ?

R.-M. L. : Je ne sais pas si j’ai réussi à combattre ce sentiment. Jusqu’à mon engagement au MLF, c’était vraiment l’illégitimité sociale qui prédominait. Cela ne se dit plus maintenant mais j’ai un instinct de classe. Cette honte sociale qu’on m’a fait subir au lycée, par exemple, parce que j’étais mal habillée, je l’ai incorporée. Aussi, je ressentais la place que j’avais comme illégitime. En lisant, j’ai pris conscience que cette honte sociale ne venait pas de moi mais de la dureté de la hiérarchie sociale. Mon engagement féministe m’a ensuite créé des lunettes à double foyer. Je n’ai jamais eu honte d’être une femme comme j’ai eu honte d’être issue d’une classe populaire. Mais le féminisme m’a redonné une légitimité et le sentiment que j’avais le droit d’être ce que je suis. Mon engagement m’a aussi appris la sororité. Quand j’ai rejoint les militantes du MLF, et bien que beaucoup étaient issues du monde bourgeois, j’ai vite compris que nous étions unies dans la même lutte, peu importe d’où l’on venait.

Plusieurs auteurs et auteurs comme la journaliste Nesrine Slaoui ou encore Edouard Louis se racontent en tant que transfuges de classes dans leurs livres respectifs Illégitimes et En Finir avec Eddy Bellegueule. Selon vous, est-ce qu’être transfuge de classe en 2022 est différent par rapport aux années 1960 ?

R.-M. L. : J’ai apprécié la lecture de ces deux livres. Il y a peu de différences entre nos trajectoires. Notre principal point commun est que notre migration sociale s’est faite par l’école. Grâce à notre scolarité, nous sommes parvenus à rejoindre une classe sociale plus élevée que celle dont nous sommes issus. Néanmoins, nous représentons des exceptions, comme le prouvent les travaux de l’économiste Thomas Piketty. Actuellement, la reproduction des classes sociales et les inégalités qui en découlent s’intensifient. Il y a très peu de diversité sociale et ethnique dans les grandes institutions de l’enseignement supérieur. A mon époque, l’école était la seule matrice qui permettait de franchir des barrières sociales. Désormais, nous trouvons aussi des transfuges de classe parmi les footballeurs par exemple ! J’ai également remarqué que les médias portaient une attention forte et inédite sur les transfuges de classe. Faire de ces exceptions la preuve que la méritocratie fonctionne est un leurre. L’adage « il n’y a qu’à vouloir pour pouvoir » est faux.

Vous affirmez souvent : « Je n’ai pas pris l’ascenseur social, j’ai pris l’escalier de service ». Vous avez peur d’une instrumentalisation de votre parcours ?

R.-M. L. : Exactement ! Je refuse d’être une caution. La reproduction des classes sociales continue et les transfuges de classe sont seulement des exceptions à la règle. Ils sont peu nombreux, mais ont paradoxalement une grande visibilité médiatique. Cette visibilité n’est pas une mauvaise chose. Je me réjouis que les transfuges de classe soient écoutés, d’autant plus que cet intérêt est très récent. Il faut néanmoins relativiser leur poids dans la société. J’attends des héritiers qu’ils fassent la même chose, qu’ils nous racontent leur parcours grâce aux outils de la sociologie.

A ce propos, toujours dans Se ressaisir, vous écrivez « Ma pente ascensionnelle s’écartait toujours de celle des héritiers. On ne rattrape jamais ces derniers ; on les suit, mais à bonne distance ». Que vouliez-vous dire exactement dans ce passage ?

R.-M. L. : Lorsque j’ai été nommée directrice d’études à l’EHESS, je suis arrivée dans la classe sociale de la bourgeoisie intellectuelle. J’avais désiré en faire partie. Mais, c’est un monde social comme un autre : un entre-soi régi par des hiérarchies. On ne déjeune pas le midi avec n’importe qui et on n’invite pas n’importe qui chez soi. Certaines personnes sont des héritières de leur classe sociale depuis quatre ou cinq générations. Certaines d’entre elles ont des affinités sélectives et excluantes. Cet héritage, ce socle culturel et cette aisance ne peuvent pas s’acquérir en une seule génération. Par conséquent, même si les transfuges de classe font les mêmes études que les héritiers, ils ne les rattrapent pas. Mais ce n’est pas grave ! Être un transfuge de classe vous donne une lucidité qui vous permet de développer un œil critique.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus quant au livre que vous préparez avec Annie Ernaux ?

R.-M. L. : Il s’agit d’une conversation entre Annie Ernaux et moi-même, où nous discutons de nos trajectoires, et où nous mettons en exergue nos différences et nos ressemblances. Ce n’est pas à bâtons rompus, mais presque ! Cela paraîtra en mars 2023, aux éditions de l’EHESS.


Propos recueillis par Lucile Coppalle et Enora Foricher, étudiantes en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA) dans le cadre des Tribunes de la Presse dont The Conversation France est partenaire.

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