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Élections régionales en Allemagne de l’Est : les leçons de la poussée de l’extrême droite

Björn Höcke (à gauche), tête de liste du parti d'extrême droite AfD en Thuringe, et Andreas Kalbitz (au centre), tête de liste de l'AfD dans le Land de Brandebourg, saluent leurs partisans réunis à Werder an der Havel, près de Potsdam, le 1er septembre 2019, au soir des élections régionales qui voient l'AfD obtenir 27,5 % des suffrages dans le Land de Saxe et 23,5 % dans celui de Brandebourg. Odd Andersen/AFP

Les élections régionales qui ont eu lieu en Saxe et dans le Brandebourg le 1er septembre puis en Thuringe le 27 octobre dernier étaient particulièrement attendues. On en espérait, trente ans après la révolution pacifique de l’automne 1989 qui entraîna la chute du Mur de Berlin le 9 novembre, une sorte de bulletin de santé de l’Allemagne de l’Est. Force est de constater que ce bulletin de santé est pour le moins préoccupant.

Poussée de l’AfD, affaiblissement de la CDU et du SPD

Si d’un Land à l’autre, les résultats se ressemblent, leurs conséquences sont différentes pour les gouvernements régionaux en place. Le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) progresse fortement, surtout dans le Land de Saxe : 27,5 % des suffrages, soit un bond de 17,8 points par rapport au scrutin précédent (2014). L’AfD monte également en puissance, quoique dans des proportions légèrement inférieures, dans le Brandebourg (23,5 %, +11,3 points) et en Thuringe (23,4 %, +12,8 points). À titre de comparaison, en Allemagne de l’Ouest, l’AfD obtient généralement des scores inférieurs à 10 % et ne dépasse cette barre qu’exceptionnellement, comme aux régionales de Berlin et du Bade-Wurtemberg en 2016 (respectivement 14 et 15 %).

Résultats des élections régionales du 27 octobre 2019 en Thuringe. En haut, les scores obtenus par les partis. En bas, leur progression ou régression par rapport aux régionales de 2014. Wikipedia

Parallèlement à cette poussée de l’AfD, la CDU et le SPD, qui forment la grande coalition dirigée à Berlin par la chancelière Angela Merkel, perdent des voix dans des proportions globalement semblables, réalisant leurs moins bons scores historiques depuis l’unification. En Saxe, avec 32,1 % des voix, la CDU recule de 7,3 points mais reste le premier parti en capacité de diriger un gouvernement de coalition avec le SPD et les Verts. Dans le Brandebourg, elle obtient 15,6 % des suffrages (-7,4 points) et en Thuringe 21,75 % (-11,7 points).

Avec respectivement 7,7 % (-4,6 points) en Saxe et 8,2 % des suffrages (-4,2) en Thuringe, le SPD est, quant à lui, quasiment réduit à la portion congrue. Il n’en reste pas moins potentiellement un partenaire pour entrer dans de nouvelles coalitions gouvernementales. Dans le Brandebourg, où il était à la tête du gouvernement régional avec le parti Die Linke (La Gauche), il perd certes 5,7 points mais demeure le premier parti avec 26,2 % des voix et devrait former le prochain gouvernement avec la CDU et Les Verts.

Ces derniers sortent déçus du scrutin de Thuringe où ils ne rassemblent que 5,2 % des voix (-0,5 point) alors qu’ils espéraient enregistrer une amélioration comme ils y étaient parvenus en Saxe (8,6 %, +2,9 points) et dans le Brandebourg (10,8 %, +4,6 points). La satisfaction du Parti libéral (FDP) d’être enfin représenté dans les trois parlements régionaux de Dresde, Potsdam et Erfurt, grâce à de légères progressions (+0,7, +2,6, +2,5 points), est modérée par le fait qu’en Thuringe, il n’a dépassé que d’une petite voix la barre des 5 % en dessous laquelle il n’aurait pas obtenu le moindre siège au parlement régional.

Le modèle de Thuringe de Die Linke

Quant au parti qui de par son nom prétend représenter à lui seul la vraie gauche, Die Linke, ses scores sont mitigés en Saxe (10,6 %, en recul de 8,5 points) et dans le Brandebourg (10,7 %, -7,9 points) – un Land où « La Gauche » participait jusque-là au gouvernement. Dans ces deux Länder, Die Linke a perdu au profit de l’AfD le rôle de parti protestataire, défenseur des intérêts de l’Allemagne de l’Est. Issue de la fusion, en 2007, du Parti du socialisme démocratique (PDS) (qui avait pris sous la forme d’un parti post-communiste la succession du SED au pouvoir en RDA) et de l’Alternative électorale pour le travail et l’équité sociale (WASG) née en Allemagne de l’Ouest, Die Linke est restée, malgré son ambition d’être reconnue comme une formation d’importance nationale, un parti d’abord est-allemand.

En Thuringe, à l’issue des élections régionales de 2014, Die Linke était parvenue à constituer avec le SPD et les Verts un gouvernement de coalition dirigé par Bodo Ramelow, un syndicaliste venu de l’Ouest après l’unification et devenu président du syndicat des services en Thuringe en 1990. Le 27 octobre, Die Linke est devenue, avec 31 % des voix, le premier parti de Thuringe, devant l’AfD et la CDU, une première qui retient d’autant plus l’attention qu’elle tranche avec le contexte ambiant. C’est un succès personnel du ministre-président sortant, Ramelow qui a fait campagne autour de son bilan, celui d’une politique sociale-démocrate de bon gestionnaire des affaires de l’État.

Mais voilà, tout victorieux qu’il soit, son gouvernement a perdu sa majorité : le trio Linke+SPD+Verts ne représente plus que 44,4 % des suffrages tandis que les partis dans l’opposition, CDU, FDP et AfD, pèsent, arithmétiquement parlant, plus de 50 %. La situation se complique du fait que la CDU et le FDP ont déclaré avant le scrutin exclure de travailler avec Die Linke comme avec l’AfD, rejetant ces deux formations qu’ils qualifient d’« extrémistes » – un jugement valable pour l’AfD mais guère pour Die Linke dans sa version de Thuringe. Bodo Ramelow a gagné les élections précisément parce qu’il a inspiré la confiance en gouvernant au centre-gauche. À l’inverse de l’oukase prononcé par le secrétaire général de la CDU Paul Ziemiak, la tête de liste des chrétiens-démocrates en Thuringe, Mike Mohring, tout en refusant d’envisager la perspective d’une coalition avec Die Linke, n’exclut pas de discuter avec elle de la meilleure façon de former dans le Land un gouvernement stable et durable. Ensemble, Die Linke et la CDU ont obtenu 52,8 % des voix.

Bodo Ramelow pendant une conférence de presse à Berlin, le 28 octobre 2019, au lendemain des élections régionales en Thuringe qui ont vu son parti, Die Linke, arriver en tête. John Macdougall/AFP

Le ministre-président chrétien-démocrate de Saxe, Reiner Haseloff – à ce titre, il n’est pas directement impliqué dans les affaires de la Thuringe – a toutefois mis en garde contre le risque d’éclatement de la CDU qu’impliquerait une telle mésalliance politique. Dans ce contexte, des voix s’élèvent au sein de la CDU de Thuringe pour suggérer de parler également avec l’AfD, ce qui a peu de chances d’aboutir ne serait-ce que pour des raisons arithmétiques, les deux partis ne totalisant ensemble que 45,2 % des voix. Aussi bien Mohring pourrait-il également envisager de constituer un gouvernement minoritaire avec le SPD, le FDP et les Verts s’il parvient à les gagner à sa cause, ce qui paraît peu vraisemblable. Bodo Ramelow qui, selon la constitution de Thuringe, peut assurer les affaires courantes pendant la durée de la nouvelle législature, devrait tenter une première clarification en se soumettant rapidement aux suffrages du parlement d’Erfurt. Il viserait alors à constituer un gouvernement minoritaire qui chercherait pour chaque projet de loi une majorité.

La poussée de l’AfD complique la formation de nouveaux gouvernements, mais chaque Land a jusqu’à maintenant trouvé malgré tout en Allemagne le moyen de former des gouvernements durables composés de trois et non plus simplement de deux partis. Les Länder sont alors sans doute plus difficiles à gouverner mais ils sont en même temps le creuset de nouvelles coalitions qu’on imaginait jusqu’alors peu probables. Le cas de la Thuringe sera à cet égard particulièrement intéressant.

Les diverses tendances au sein de l’AfD

D’un Land à l’autre, le profil de l’AfD n’est pas le même. En Saxe, son chef de file, Jörg Urban, cultive l’image d’un homme politique de bon aloi, conformément à la prétention de la direction fédérale du parti : faire de l’AfD un « parti démocratique, bourgeois et conservateur » traditionnel, se posant même en unique véritable parti de « rassemblement populaire » (Volkspartei) – ce qu’auraient cessé d’être la CDU-CSU, le SPD et même les Verts. Dans le Brandebourg, Andreas Kalbitz adopte au contraire un style plus brutal et plus autoritaire.

Enfin, le président du groupe parlementaire AfD au parlement de Thuringe, Björn Höcke, professeur d’histoire qui s’est mis en congé pour poursuivre sa carrière politique, est connu pour ses positions extrémistes. Il appelle à l’homogénéisation ethnique de l’Allemagne et de l’Europe, défend des thèses révisionnistes sur la Shoah et emprunte régulièrement à la rhétorique de Hitler. Il est le chef de file de l’aile droite du parti (Der Flügel).

La direction fédérale était jusqu’ici parvenue à maintenir Höcke à l’écart. Son succès en Thuringe devrait lui ouvrir les portes du comité directeur. Le co-président de l’AfD, Alexander Gauland, a même poussé la plaisanterie jusqu’à présenter Höcke comme un représentant du « centre du parti » ! Au soir des élections, les commentateurs des deux principales chaînes de télévision – ARD et ZDF – ont cherché à démontrer que le vote des électeurs en faveur de l’AfD en Thuringe ne signifiait pas qu’ils approuvaient le programme politique de B. Höcke. Leurs motivations auraient plutôt été celles de l’électorat traditionnel de l’extrême droite est-allemande : la lutte contre la criminalité, la politique migratoire et la défense des intérêts de l’Allemagne de l’Est.

Björn Höcke (au milieu), entouré des deux co-présidents de l’AfD, Alexander Gauland (à gauche) et Joerg Meuthen (à droite) avant le début d’une conférence de presse à Berlin, le 28 octobre 2019, au lendemain des élections régionales en Thuringe où l’AfD, emmenée par Björn Höcke, est arrivée en deuxième position derrière Die Linke avec 23,4 % des suffrages. John Macdougall/AFP

Ce qui est sûr, c’est que le vote AfD, plus encore que celui, « civilisé », en faveur de Die Linke, est révélateur du malaise que ressent près d’un quart de la population de l’Allemagne de l’Est. Celle-ci se sent déclassée, négligée par les pouvoirs centraux, oubliée par ceux « d’en haut » comme le disent volontiers les plus âgés. Perdants de l’unification, ces Allemands de l’Est estiment aussi que leurs parcours de vie ne sont pas appréciés à leur juste valeur par les Allemands de l’Ouest. Il est exact qu’en trente ans les salaires n’ont pas encore atteint le niveau de ceux de l’Ouest (80 %) et que la compétitivité des entreprises reste inférieure d’un quart à celles de l’Ouest.

Pourtant, le chômage qui avait atteint des records aussitôt après l’unification – plus de 20 % – est tombé en octobre 2019 à 5,4 % dans le Brandebourg, à 5,1 % en Saxe et à 5,0 % en Thuringe alors qu’il s’élève à 4,9 % dans l’ensemble du pays (chiffres de l’Office fédéral du travail de Nuremberg, supérieurs à ceux publiés par l’OCDE). Ces chiffres doivent être analysés en tenant compte des mouvements migratoires d’est en ouest : les Länder de l’ancienne RDA ont perdu près de 2 millions d’habitants en 30 ans.

Discours d’Angela Merkel pendant une cérémonie consacrée à la réunification allemande, Kiel, 3 octobre 2019. Carsten Rehder/AFP

Dans le discours qu’elle a tenu à Kiel le 3 octobre dernier, à l’occasion du 29e anniversaire de l’unité allemande, la chancelière – elle-même originaire de RDA, comme chacun sait – a reconnu que si l’unification étatique a bien été réalisée en 1990, l’« unité intérieure », elle, reste encore à édifier. Elle a appelé les Allemands à mieux comprendre leurs compatriotes de l’Est. En votant comme ils l’ont fait lors de ces récentes élections régionales, ceux-ci ont, en tout cas, fait part de leur mal-être dans une Allemagne qui n’est pas encore parvenue à rassembler hommes et femmes de l’Est et de l’Ouest.

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