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Euro Disney, trop gros pour sombrer ?

La maison hanté de Disneyland Paris. Adrien Sifre / Flickr, CC BY-NC-ND

Voici quelques jours, nous publiions en ces mêmes pages un article intitulé « Le coût social de la malhonnêteté ». Dans ce dernier, il était question de montrer combien les marchés imparfaits nécessitaient l’intervention d’une autorité bienveillante pour rééquilibrer le rapport de forces entre les agents les mieux informés et les autres, et ce pour maximiser le bien-être collectif. En l’espèce, le coût social de la malhonnêteté est d’autant plus élevé que l’autorité est absente, ou qu’elle se trouve en situation d’être capturée par des intérêts économiques, corporatistes, ou électoralistes. Nous concluions notre article par des interrogations ouvertes ayant pour toile de fond le marché de la presse et celui de la finance.

Le cas qui nous intéresse céans questionne à nouveau la capacité des autorités à discipliner une entreprise cotée dont il ne peut être exclu qu’elle ait été sciemment pilotée dans le seul intérêt de son actionnaire majoritaire : Euro Disney.

La théorie de l’agence, développée à la suite des travaux fondateurs de Michael Jensen et William Meckling, rappelle qu’une gouvernance d’entreprise honnête et efficace passe par la mise en place de contrats incitatifs visant à prévenir le risque qu’une partie, voulant maximiser son utilité individuelle, ne prenne des décisions qui s’avéreraient contraires à l’intérêt collectif.

Risque manifeste de conflits d’intérêts

En économie financière, une telle stratégie de capture se cristallise souvent autour de conflits d’intérêts patents ouvrant des risques d’aléa moral et d’antisélection. Lorsque la gouvernance d’entreprise échoue à équilibrer le rapport de forces entre toutes les parties prenantes, il est du ressort des autorités compétentes de rétablir un level playing field équitable, voire de sanctionner en cas de manquement aux obligations professionnelles ou d’abus de marché.

Ballons Minnie à Euro Disney. Farrukh/Flickr, CC BY-NC

Dans le cas d’Euro Disney, le risque de conflit d’intérêts est manifeste dans la mesure où The Walt Disney Company (TWDC) cumule historiquement les casquettes d’actionnaire de la société d’exploitation du parc français (à hauteur de 39,8 %), de détenteur de la licence d’exploitation pour laquelle elle perçoit de très confortables royalties (61,9 millions d’euros pour le seul exercice 2014), de fournisseur exclusif (pas de mise en concurrence possible pour la conception des attractions, le remplacement d’éléments de décor, etc.), et, depuis la restructuration de 2012, d’unique créancier de la société. Notons que TWDC détient également 51 % des intérêts économiques consolidés.

Autant dire que, dès l’origine, TWDC est en situation de piloter la politique économique de la société fille française, de fixer les grands objectifs stratégiques, de prendre les décisions les plus clivantes, de définir le niveau exigé de royalties et même de nommer les membres du bureau exécutif (qui sont souvent salariés par elle-même). Elle ne peut, selon toute vraisemblance, s’exonérer des résultats structurellement déficitaires de l’ensemble consolidé, ni se soustraire à d’éventuelles obligations légales et morales qui lui incomberaient.

La gouvernance d'Euro Disney en question

Le décor étant planté, penchons-nous sur le mode de gouvernance d’Euro Disney. Le Gérant (en l’espèce, TWDC) se rémunère sur la base d’une redevance annuelle fixée à 1 % du CA (soit 12,9 millions d’euros en 2014), à laquelle s’ajoutent des royalties pour l’exploitation de la propriété intellectuelle oscillant entre 5 % et 10 % du CA annuel selon les produits et services visés – pour un total représentant près de 57 % des pertes nettes depuis dix ans ! Sans omettre les effets de rebond considérables que sa première vitrine commerciale européenne génère sur les activités annexes du groupe (merchandising, abonnements aux services de vidéo à la demande, recettes cinématographiques, etc.), et des dépenses de communication colossales (près de 10 % du CA annuel) dont on est en droit de penser qu’elles profitent en partie à des sociétés de la galaxie Disney (Disney Hachette Presse, The Disney Store, ou même TWDC France via Disney Channel ou l’édition de DVDs).

Merchandising Disney. Jordi Joan Fabrega/Flickr, CC BY-NC-SA

Constatons que la politique économique menée par les différents PDG mis en place par TWDC ces dernières années a permis de doper la fréquentation (+18,3 % depuis 2000) et, avec elle, le chiffre d’affaires (+ 33,4 %). Dans le même temps, l’ensemble consolidé ne clôturait qu’un unique exercice en situation excédentaire à la faveur d’une cession exceptionnelle (2008).

Royalties ou profits ?

Aux yeux de l’économiste, cette situation intrigante où l’amélioration des fondamentaux s’accompagne d’un creusement des déficits ne trouve qu’une explication : un coût marginal croissant témoin de rendements décroissants de l’appareil productif. En d’autres termes, en l’état actuel du business model, chaque nouveau client d’Euro Disney lui coûte davantage qu’il ne lui rapporte. De là à suspecter qu’Euro Disney a subventionné la venue de clients dans le seul but d’augmenter artificiellement son CA, d’engranger de confortables royalties (suspectées en outre de transiter par des sociétés luxembourgeoises pour optimiser un schéma complexe d’évasion fiscale) et de dévaluer le cours de bourse (moins 97 % depuis son introduction en 1989) pour opérer un rachat des parts des minoritaires à moindres frais, il n’y qu’un pas que le fonds d’investissement Cima n’a pas hésité à franchir : saisissant l’AMF puis le Tribunal de Commerce de Meaux, Cima réclame 930 millions d’euros au titre du préjudice subi par les actionnaires minoritaires du fait d’une gestion opérationnelle partiale.

S’il n’y a pas lieu à dire le droit en lieu et place des autorités compétentes, avouons qu’il y a là un faisceau d’indices qui ne saurait échapper à l’économiste. Car, in fine, à qui profiterait le crime ? L’augmentation – à marche forcée – du CA a permis à TWDC d’engranger de confortables subsides. Les mauvais résultats opérationnels et boursiers répétés ont, quant à eux, ouvert la voie à une éviction progressive des tiers du montage financier : les créanciers en 2012, et une partie conséquente des minoritaires en 2015 au titre d’une énième recapitalisation conférant désormais à TWDC près de 82 % du capital de la société cotée (avant ouverture du mécanisme anti dilutif). Dans le même temps, les minoritaires, pour qui le versement d’un hypothétique dividende semble aujourd’hui une folle chimère, se sont vus proposer une OPO à 1,25 euro par action dont la Cima conteste également un mode de calcul de nature à sous-valoriser la société.

Tag Picsou. T. Lilly/Flickr, CC BY-NC-ND

Une importante manne fiscale

Pendant ce temps-là l’État fait ses comptes. Lui qui ne peut espérer d’impôt sur des bénéfices inexistants, et qui a déjà concédé tant de cadeaux à la firme américaine (financement d’infrastructures, concessions de terrains à moindres frais, prêts avantageux via la CDC, etc.), est-il seulement encore en mesure de discipliner – s’il y a lieu – une entreprise qui pèse plusieurs dizaines de millions d’euros annuels de TVA et de taxes locales, des milliers d’emplois (directs, indirects et induits), et qui constitue une vitrine touristique de premier choix pour la France ?

Et tandis que cette interrogation évoquera à de nombreuses personnes les débats autour d’organisations tellement importantes ou stratégiques pour faire l’objet de décisions ou d’actions susceptibles de les affaiblir (les fameuses « too big to fail »), résonnent les mots de Jules Renard : « ce serait beau l’honnêteté d’un avocat qui demanderait la condamnation de son client ».

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