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« Gilets jaunes », les trois dangers du recours systématique à la force publique

A Nantes, le 15 décembre 2018. Sebastien Salom-Gomis / AFP

Si la révolte des gilets jaunes peut sembler en rupture par rapport à des formes plus traditionnelles de protestation sociale, en revanche la gestion policière de ce mouvement par le gouvernement s’inscrit dans des habitudes bien établies. Surprises dans un premier temps par l’amplitude – largement sous-estimée – de la mobilisation, les forces de sécurité se sont ensuite surmobilisées afin d’éviter de donner l’impression d’être dépassées par les événements, au point de disposer de ratios policier/manifestant rarement égalés à Paris.

D’abord fragilisé par l’ampleur – réelle ou supposée – de la menace contre les institutions, réfugié sous la protection de ces forces qui ont un temps constitué le dernier rempart contre une « prise » supposée de l’Élysée, le gouvernement, aujourd’hui fort de la décrue du nombre de participants aux actions, réaffirme une posture d’autorité qui tranche avec l’attitude plus discrète des semaines passées.

Après avoir tenté de dissuader par tous les arguments possibles les potentiels manifestants de se joindre aux manifestants les plus motivés, invoquant les risques qu’ils prenaient pour leur intégrité physique, le gouvernement, et en premier lieu son ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, tente désormais de réaffirmer son autorité via la maîtrise de l’outil policier.

Un outil policier à manier avec prudence

Pourtant, les semaines précédentes ont montré combien celui-ci était complexe et ambigu à utiliser. Entre, d’une part, la relative tolérance par rapport à certains des débordements et, d’autre part, la volonté de montrer sa maîtrise du terrain ; entre son désir de discréditer un mouvement par ses actions les plus violentes et l’obligation de tenir compte de la sympathie rencontré par celui-ci auprès d’une majorité de la population, le maniement de la force s’est avérée difficile.

L’apparent essoufflement du mouvement des gilets jaunes a ressuscité la figure traditionnelle du gouvernement fondant sa légitimité sur la détention de la violence légitime. Les appels au retour à l’ordre se sont multipliés d’autant plus volontiers que la situation paraissait s’apaiser.

Sans vouloir disserter sur la résurgence possible, ou probable, d’une seconde vague de gilets jaunes, qui prendront peut-être des formes différentes, il semble néanmoins que le recours aux policiers et gendarmes pour sonner la fin du mouvement relève de la stratégie de court terme. Ou plutôt d’un retour à une stratégie « à l’ancienne », qui ne prend en compte ni les évolutions de la population vis-à-vis de la sécurité ni les sentiments que peuvent ressentir les policiers eux-mêmes.

Le retour à une forme de gestion du débat public – ou plutôt du non débat public - par un recours systématique à la force publique risque de se heurter à plusieurs dangers potentiels.

« L’usure » des policiers

Le premier danger renvoie à « l’usure » des policiers, si souvent mise en avant par leurs représentants syndicaux. Fatigués d’être sans cesse mobilisés contre le terrorisme, ceux-ci pourraient être amenés soit à baisser les bras, soit à réagir de manière excessive – plus que lors des derniers weekend end « jaunes ». Les deux hypothèses sont crédibles, même si elles ne sont pas certaines.

La première nous amène à regarder l’évolution du climat social dans la police ces dernières années. Les termes d’usure et de fatigue reviennent sans cesse dans les discours policiers, comme l’ont montré les grandes protestations des « policiers en colère » en octobre et novembre 2016. Bien avant les gilets jaunes, certains d’entre eux s’étaient spontanément regroupés au centre des grandes villes pour manifester leur colère face à des élites gouvernementales et policières décriées.

Comme pour les gilets jaunes, les responsables politiques cherchaient à identifier la main de l’extrême droite derrière cette mobilisation – ce qui leur permettaient d’éviter les questions de fond soulevées par celle-ci : celle de policiers se sentant mal traités et mal considérés par un pouvoir politique qui les utilisait trop et de manière inadéquate, selon eux. La proximité avec certaines revendications avec les gilets jaunes s’est d’ailleurs exprimée sur certains ronds-points, avec des policiers et des gendarmes finalement assez en phase avec les revendications qui s’y exprimaient.

Le risque du « pétage de plombs »

A contrario, la réaction violente n’est pas à exclure. Qu’on trouve acceptable ou non l’argument selon lequel la fatigue peut mener au « pétage de plombs », pour reprendre une expression très utilisée en interne, et à une réaction violente des policiers qui conduirait à un drame, ce risque n’est pas à exclure.

De multiples exemples de violences policières montrent comment dans d’autres circonstances, l’usure morale ou physique des policiers a débouché sur un engrenage vicieux avec des blessés graves. Or, concrètement, l’addition de la lutte contre le terrorisme et de l’encadrement des protestations sociales mène, aujourd’hui comme en 2016, à une irritation croissante. Cela ne veut pas dire que tous les policiers sont touchés, mais il suffit du dérapage de quelques-uns pour enclencher une action regrettable.

A Bordeaux, le 15 décembre. Georges Gobet/AFP

Les primes supplémentaires versées aux policiers ne suffiront pas forcément à combler les manques nés de mobilisations tous les weekend end pour encadrer un nombre finalement restreint de protestataires en jaune, et qui se font aux dépens de la vie de famille ou de périodes de repos psychologiquement et physiologiquement bienvenues dans ce type de métier dur.

La légitimité de l’usage de la force en question

Un second danger nait de l’interrogation sur la légitimité de l’usage de la force. L’argument est utilisé en boucle par les ministres et représentants de la majorité, qui fondent leur bon droit sur l’élection qui a fait d’eux les détenteurs du pouvoir. Or, les citoyens qui ont revêtu le gilet jaune contestent justement cette légitimité, en invoquant assez souvent les divers articles de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

A côté des articles 14 sur les impôts et l’article 15 précisant que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », l’article 12 sur la force publique souligne que celle-ci « est instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » Sans faire l’exégèse de ce passage, de plus en plus de citoyens sont amenés à s’interroger sur l’utilisation de la force publique au profit de la protection de ceux qu’ils identifient comme appartenant à l’élite.

La gestion relativement dure de l’acte IV des samedis de protestation a eu, comme dans d’autres mouvements auparavant – loi Travail, Notre-Dame-des-Landes, fermeture de sites industriels manifestations lycéennes, sans parler des banlieues – la conséquence d’une délégitimation de l’action policière, cette fois-ci dans des groupes sociaux qui avaient plutôt une image positive de la police et, en tous cas, n’avaient pas l’habitude de s’affronter avec elle.

L’usure n’est donc pas à observer exclusivement du côté des policiers, elle concerne également la police comme instrument de pouvoir. Mieux vaudrait-il l’économiser que de la surexposer dans une période où s’instaure une accalmie, par essence provisoire. L’évacuation des derniers ronds-points est-elle une victoire si indispensable ?

L’utilisation fréquente et manifeste de la force pour résoudre des débats publics

Un troisième danger, plus insidieux peut-être, s’exprime dans l’utilisation fréquente et de plus en plus manifeste de cette force pour résoudre des débats publics, certes complexes et longs, qui sont interprétés par les pouvoirs publics comme autant de signes d’inefficacité, comme le montre le projet de réforme concernant les débats autour des aménagements.

Cette utilisation n’est pas neuve. L’interdiction de manifestations lors de la COP21 à Paris, en invoquant la menace terroriste, ou l’engagement massif de gendarmes à Notre-Dame-des-landes ou Sivens ne datent pas du gouvernement d’Edouard Philippe. Mais tout montre que ce procédé est aujourd’hui usé. La peur ne suffit plus à « calmer » les citoyens, comme l’a montré Nuit Debout en plein Paris ou d’autres mouvements en région.

Sur le site de Notre-Dame des Landes, DR, CC BY

La lassitude vis-à-vis des gouvernants et la demande de débats dominent. Mais si l’appel à un ordre considéré comme autoritaire devient la norme, il est alors possible que de plus en plus de protestataires envisagent de se rallier à un type d’ordre encore plus autoritaire. En d’autres termes, si l’ordre policier devient la règle, alors on glisse subrepticement vers une autre forme de gouvernement.

Que ces dangers existent ne signifient pas qu’ils sont inéluctables. Mais il convient de rappeler que l’usage de la force – y compris celle légitime dévolue au gouvernement – doit se faire avec modération, et qu’elle ne doit pas servir à occulter les demandes d’une partie très importante des citoyens.

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