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La guerre en Ukraine est-elle une conséquence de la crise financière de 2008 ?

Le 15 septembre 2008, la banque Lehman Brothers déposait le bilan, provoquant un tsunami financier dans le monde entier dont les répercussions se font encore sentir aujourd'hui. Nicholas Roberts / AFP

Les parallèles historiques sont toujours troublants. Une dizaine d’années après l’une des deux crises financières les plus dévastatrices du capitalisme moderne, un terrible conflit débute en Europe et menace d’entraîner le monde entier dans le chaos. Jusqu’à présent, la guerre en Ukraine reste évidemment d’un tout autre ordre que la Seconde Guerre mondiale, mais le choc des idéologies semble tout aussi fondamental.

À nos yeux, si un tel parallèle entre les conséquences de 1929 et 2008 n’a pas tellement était établi, c’est parce qu’à première vue, il n’a pas beaucoup de sens : les grandes crises financières et les guerres restent avant tout symptomatiques de problèmes structurels plus profonds dans les sociétés, qui sont autant de mouvements tectoniques qui créent des fractures en surface.

Vers la fin du XIXe siècle, un bouleversement important est survenu dans le capitalisme. Jusqu’alors, l’humanité menait une vie précaire. L’offre de biens était soumise aux aléas climatiques, et la demande ne posait généralement pas de problème. Cela a changé avec la méthode scientifique de production dans l’agriculture et l’industrie manufacturière, qui a introduit des éléments tels que les engrais et les machines puissantes. D’abord aux États-Unis, qui étaient les pionniers de la technologie, puis ailleurs, il y eut alors trop de biens pour un nombre restreint de personnes capables de les acheter.

Luttes idéologiques

Cette situation a fondamentalement déstabilisé le capitalisme, créant des situations dans lesquelles les prêteurs étaient surendettés alors que les producteurs, qui ne trouvaient pas assez de clients, ne remboursaient pas leurs dettes.

Les États-Unis ont connu depuis de nombreuses paniques financières à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, jusqu’à la crise de 1929 qui fut la plus spectaculaire. Selon ce que l’on appelle la théorie française de la régulation, l’offre excédentaire de biens était bien là au cœur du problème.

On peut dire que la Seconde Guerre mondiale a été une bataille colossale entre quatre modèles industriels qui proposaient chacun leur propre solution à cette offre excédentaire :

Joseph Stalin en 1925
Staline a refusé de s’associer au modèle impérial britannique. Wikimedia
  • La solution britannique consistait à essayer de recréer l’économie impériale d’avant la Première Guerre mondiale, centrée sur la Grande-Bretagne, en imposant notamment des droits de douane élevés au-delà de l’empire pour se protéger.

  • Au début des années 1920, peu après la révolution russe, les Britanniques, pour lesquels l’Ukraine et la Russie jouaient jusqu’alors le rôle de producteurs de céréales, avaient offert aux Soviétiques la possibilité de réintégrer cette vision d’un système commercial mercantile. Cette proposition a finalement été rejetée lors du débat qui a suivi en Russie. Cependant, le débat a en partie conduit au modèle de socialisme « dans un seul pays » du dirigeant soviétique Joseph Staline (par opposition à l’opinion de Karl Marx selon laquelle le communisme nécessitait une révolution mondiale). Le système stalinien est en effet celui d’une économie planifiée où l’offre et la demande de biens industriels sont organisées par l’État.

  • En Allemagne, les national-socialistes ont développé un modèle différent : une économie semi-planifiée, essentiellement capitaliste, mais les industries clés étaient nationalisées, ainsi que les syndicats.

  • Une autre variante est venue des États-Unis, avec le New Deal. Ce modèle combinait des services publics, des systèmes de défense, d’éducation et de retraite nationalisés avec une économie d’entreprise planifiée gérée par de grands conglomérats, mais tous construits autour des droits de propriété privée. Il existe de nombreuses similitudes avec le modèle allemand, bien que le modèle américain soit finalement fondé sur la démocratie.

En 1939, ces quatre systèmes différents sont entrés en guerre. La quatrième version a gagné. Elle a été quelque peu adaptée dans les années qui ont suivi, mais nous dire que cette victoire s’est traduite, en gros, par la mondialisation. Cette mondialisation est maintenant contestée, ce qui est au cœur de la lutte idéologique équivalente aujourd’hui.

D’hier à aujourd’hui

La crise de 2008 n’a pas été aussi dévastatrice que celle de 1929, mais elle a gravement endommagé le modèle dominant d’économie capitaliste dirigée par le marché. Pendant des décennies, ce modèle a été présenté aux électeurs comme étroitement lié à la notion de « liberté », c’est-à-dire à la primauté de la propriété privée associée à la liberté de choix des consommateurs. Ce modèle a conduit à un « marché libre » dominé par des conglomérats multinationaux se déplaçant librement dans le monde entier tout en évitant les impôts et les responsabilités des personnes et des entreprises.

Une autre forme de capitalisme apparue à la fin du XXe siècle ne partageait que quelques-unes de ces hypothèses. La Russie est revenue au capitalisme dominé par l’État après un flirt ruineux avec l’économie néolibérale dans les années 1990. Cette « solution » est devenue l’un des socles de la popularité et du pouvoir du président Vladimir Poutine.

La Chine, quant à elle, a prudemment ouvert son économie depuis la fin des années 1970 afin d’éviter l’effondrement. S’inspirant peut-être de l’expérience de la Russie dans les années 1990, elle s’est montrée beaucoup plus prudente, veillant à ce que sa version du capitalisme reste sous la tutelle du parti communiste.

Dans une troisième variante, les États du Golfe ont encouragé l’entreprise privée et des milliards de dollars d’investissements dans leurs pays, mais toujours sous le contrôle de quelques cheikhs et de leurs familles dirigeantes. Pour eux, cette approche autoritaire reflète fondamentalement ce qu’ils ont toujours été – et ce qu’ils seront certainement à l’avenir.

Le modèle capitaliste des États du Golfe en démonstration lors de l’Exposition universelle 2020 à Dubaï. Karim Sahib/AFP

La crise financière mondiale de 2008 a ébranlé la conviction que les marchés avaient la capacité de résoudre les problèmes, sapant ainsi la confiance dans la classe politique et la démocratie elle-même. Les banques ayant été renflouées alors que la population subissait l’austérité, il était alors facile de penser, dans les années qui ont suivi, que la Chine, la Russie ou un certain populisme occidental pourrait représenter l’avenir.

Jusqu’à présent, chaque courant du capitalisme autoritaire ressemblait à un îlot isolé, ne se reliant qu’occasionnellement à un autre. Or, la guerre actuelle pourrait changer la donne si le conflit se transforme rapidement en une guerre par procuration entre les démocraties autocratiques et libérales. La Chine, les États du Golfe, peut-être l’Inde – et les républicains pro-Trump aux États-Unis – sont au mieux ambivalents face à la guerre en Ukraine, alors que le reste du monde ne l’est pas.

Qui va gagner ? La Russie rencontre peut-être des difficultés militaires en Ukraine, mais cette bataille par procuration pour l’avenir du capitalisme ne sera pas être remportée à coup de missiles Stinger.

Étrangement, le problème est que l’Occident, mené par les États-Unis et l’Union européenne, a réussi à faire en sorte que la crise de 2008 ne soit pas aussi dévastatrice qu’elle aurait pu l’être. Pour ce faire, les gouvernements ont combiné l’austérité, la réduction des taux d’intérêt à zéro et l’augmentation massive de la masse monétaire grâce aux politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing).

Le prix à payer de ces politiques est aujourd’hui élevé. Les inégalités ne cessent de s’aggraver, et la récente flambée de l’inflation les creuse encore davantage. Une fois de plus, nous sommes confrontés à un problème de demande : si les acteurs économiques n’ont pas les moyens d’acheter les biens et services que les producteurs vendent, l’instabilité s’accentuera.

Ainsi, si l’autoritarisme peut sembler moins attrayant maintenant que Poutine démolit l’Ukraine, les conditions qui favorisent le populisme ne font que se renforcer.

This article was originally published in English

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