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Personnes brandissant des drapeaux du Mali, du Niger et du Burkina Faso
Des partisans de l’Alliance des États du Sahel (AES) célèbrent le départ du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), à Niamey, le 28 janvier 2024. Boureima Hama/AFP

L’Alliance des États du Sahel : un projet confédéraliste en questions

Dans un contexte régional ouest-africain chaotique, trois pays dirigés par des juntes militaires ont décidé, le 16 septembre 2023, de créer une l’Alliance des États du Sahel (AES), qui doit aboutir à la mise en place ultérieure d’une confédération.

Il s’agissait de répondre à l’hostilité générale des États voisins (et de la communauté internationale) face à la succession de coups d’État qui avait marqué la sous-région. Ainsi se dessinait sur la carte une nouvelle entité territoriale regroupant à l’intérieur d’une seule frontière le Mali, le Burkina Faso et le Niger.

L’Alliance des États du Sahel (AES) en 2023. Fourni par l'auteur

Précédents historiques

Ce redécoupage géographique a remis en mémoire d’autres tentatives plus anciennes. On pense d’abord, avant les décolonisations, au projet de l’OCRS (Organisation commune des Régions sahariennes) qui avait été mis en place par la loi du 10 janvier 1957 sur les parties sahariennes de l’Algérie, du Niger, du Soudan français (actuel Mali) et du Tchad. Il s’agissait de reconnaître la spécificité de ces régions, majoritairement peuplées de nomades irrédentistes, qui avaient appuyé l’initiative du gouvernement français par une pétition datée du 30 octobre 1957 exigeant de ne pas être placés « sous une autorité émanant du Maghreb ou de l’Afrique noire ».

L’Organisation commune des Régions sahariennes (OCRS) en 1958. Fourni par l'auteur

Cette lettre, signée par plus de 300 notables issus pour la plupart de la région de Tombouctou, avait ensuite été transmise le 30 mai 1958 au général de Gaulle, qui avait validé l’idée de l’OCRS, mais n’avait pas pu la maintenir au-delà des accords d’Évian reconnaissant l’indépendance de l’Algérie. Il est vrai que la circonscription ainsi dessinée enfermait l’essentiel des ressources pétrolières et gazières du Sahara…

La Fédération du Mali en 1959. Fourni par l'auteur

Les tâtonnements en matière de délimitations territoriales allaient se poursuivre à la faveur des indépendances, lorsque les partisans du fédéralisme – panafricanistes avant l’heure ? – décidèrent de regrouper le Soudan français (actuel Mali), la Haute-Volta (actuel Burkina Faso), le Dahomey (actuel Bénin) et le Sénégal dans une éphémère Fédération du Mali, dont l’assemblée constituante se tint le 14 janvier 1959. Mais l’adhésion du Dahomey et de la Haute-Volta ne dura que quelques jours, et les deux autres États partenaires se séparèrent en septembre 1960.

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En remontant encore dans le temps, les cartes nous livrent les contours de l’Empire du Mali lors de son apogée au XIVe siècle, mais le dessin des limites est naturellement incertain car la notion de « frontière » était inconnue dans ces espaces très vastes et très peu peuplés.

Fourni par l'auteur

Autant dire que les cartographes ont été à l’épreuve tout au long des siècles, et que la dernière représentation graphique en date, issue de la décision de septembre 2023, remet en lumière des questions de géographie politique apparemment jamais tranchées.

Comment gérer un territoire immense

L’une des interrogations porte sur la taille de ce nouveau territoire. L’AES couvre 2 780 000 km2, alors que la Fédération du Mali ne s’étendait que sur 1 825 000 km2. Or cette entité imaginée à la fin des années 1950 était vite apparue comme ingouvernable du fait de son immensité. Aujourd’hui, malgré les progrès de circulation (des hommes et des informations), il existe en Afrique plusieurs pays qui souffrent de leur gigantisme, qui constitue un frein au déploiement d’un maillage administratif suffisamment dense et bien connecté au pouvoir central : la RD Congo, le Soudan, même amputé de sa partie sud, le Mali, le Niger et le Tchad.

On a sans doute perdu de vue que le Tchad avait aussi connu de sérieux problèmes de maîtrise territoriale dès le lendemain de son indépendance (11 août 1960). Le gouvernement du président Tombalbaye avait dû se résoudre à confier le poste de préfet de l’immense région saharienne du nord (le BET – Borkou, Ennedi, Tibesti –, près de 600 000 km2) à un colonel méhariste français, familier de ces grands espaces et encore respecté par ses anciens administrés. Jean Chapelle avait été maintenu dans ses fonctions à Faya-Largeau jusqu’en 1963.

Pour autant, le Tchad n’en avait pas fini avec les difficultés liées au contrôle de son territoire. Face aux multiples soulèvements populaires ici et là, le président Tombalbaye avait dû accepter en 1969 la proposition du général de Gaulle de déployer dans les zones instables une Mission de Réorganisation administrative (MRA) confiée à d’anciens administrateurs coloniaux français qui avaient alors, pour certains d’entre eux, retrouvé leurs anciennes fonctions. Ils étaient appuyés par plusieurs centaines de militaires français chargés de rétablir et de maintenir l’ordre. La MRA avait été brutalement interrompue lors de l’enlèvement en 1974 de l’achéologue Françoise Claustre par Hissène Habré (ancien stagiaire du colonel Chapelle à la préfecture de Faya-Largeau), car le patron de la MRA était son mari, Pierre Claustre.

Autrement dit, quinze ans après son indépendance, le Tchad n’était pas vraiment en mesure d’administrer efficacement un pays de 1 284 000 de km2, et force est de constater que soixante ans plus tard il n’a guère fait de progrès dans ce domaine.


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Un peuple saharien ?

Les membres l’AES, avec 2 780 000 km2 à gérer, parviendront-ils à assurer l’ordre et la stabilité sur la totalité de leur territoire unifié, notamment face à la progression des groupes terroristes armés ? Une carte permet de vérifier que, pour au moins deux d’entre eux, il était très difficile de contrôler les zones frontalières, éloignées des capitales, dans des moments pourtant importants de leur vie démocratique : les élections. Ainsi, à la fin de l’année 2020, il n’avait pas été possible d’ouvrir un grand nombre de bureaux de vote pour les élections présidentielles, aussi bien à l’ouest du Niger qu’à l’est du Burkina Faso.

Fourni par l'auteur

À la fin des années 1950, le découpage de l’OCRS et celui de la Fédération du Mali étaient déjà marqués par la démesure. Mais ils étaient également fortement influencés par la revendication « saharienne » des notables qui étaient intervenus auprès de la puissance coloniale. Dans la fameuse lettre d’octobre 1957, on pouvait lire :

« Nos intérêts et nos aspirations ne sauraient être valablement défendus tant que nous sommes attachés à un territoire représenté forcément et gouverné par une majorité noire, dont l’éthique, les intérêts et les aspirations ne sont pas les mêmes que les nôtres. »

Après avoir assuré qu’ils voulaient « rester toujours français musulmans avec notre cher statut privé », les signataires demandaient instamment à

« être séparés politiquement et administrativement, et le plus tôt possible, d’avec le Soudan français pour intégrer notre pays et sa région de la boucle du Niger au Sahara français dont nous faisons partie historiquement et ethniquement ».

On pouvait reconnaître dans cette revendication communautaire une référence au territoire de l’Azawad, dont l’autonomie, voire l’indépendance, est réclamée depuis longtemps par les Touaregs.

Le territoire de l’Azawad. Fourni par l'auteur

L’Azawad, ou « terre de transhumance » en langue tamasheq, est une réalité virtuelle du point de vue cartographique puisque, par définition, les nomades se déplacent selon les saisons et ne reconnaissent aucune frontière. Mais le tracé généralement retenu ci-dessus n’englobe pas vraiment la totalité des trois États de l’AES.

En outre, la crise qui a éclaté au Mali en 2012 a rapidement dégénéré en une opposition claire entre les groupes du nord (auxquels l’accord d’Alger signé en 2015 (et que le Mali a quitté le 25 janvier 2024) reconnaissait d’une certaine manière un droit à l’autonomie dans le cadre d’un fédéralisme à définir) et le gouvernement de Bamako. Parallèlement, les conflits d’usage se sont multipliés entre cultivateurs et éleveurs et, bien que ces derniers soient majoritairement peuls, on pouvait relire entre les lignes l’évocation de « l’éthique, les intérêts et les aspirations » exprimés en 1957.

Même si l’on doit se garder d’entrer dans une grille de lecture ethnique, on est tenté de dire que l’AES ne correspond pas à un retour aux tendances géopolitiques des années précédant les indépendances. D’ailleurs, dans aucun des trois pays concernés le pouvoir n’est entre les mains de représentants de la zone saharienne. Pourtant, selon le ministre burkinabè des Affaires étrangères, « les ministres ont noté la nécessité de fonder le traité de la confédération sur des références historiques propres au peuple saharien ». Un peuple singulier ?

Le problème de l’enclavement

La géographie politique – qui travaille essentiellement sur des cartes – a toujours attiré l’attention sur le handicap que représente pour les pays sahéliens l’absence d’ouverture directe sur la mer. Dans son premier tracé, la Fédération du Mali offrait deux accès à l’Atlantique : par le Sénégal et par le Bénin. Après le retrait du Bénin, il ne restait plus que le Sénégal dont les infrastructures portuaires ne valaient pas celles de la Côte d’Ivoire, mais il y avait le chemin de fer Sénégal-Niger, dont le projet avait été élaboré par Gallieni, et dont le premier long tronçon (1 287 km) avait été inauguré en 1924 entre Dakar et Koulikoro (à l’est de Bamako).

Fourni par l'auteur

Les rails n’étaient pas allés plus loin, et cette infrastructure est aujourd’hui plus ou moins à l’abandon par manque de suivi et d’entretien. Elle pourrait être réhabilitée par un consortium chinois, mais l’insécurité qui prévaut au Mali retarde le projet. En tout état de cause, la rupture de l’AES avec la Cedeao (28 janvier 2024) interrompt toute circulation entre les trois pays et leurs voisins. Par conséquent, l’autre issue vers la mer via le chemin de fer reliant Abidjan (Côte d’Ivoire) à Kaya (Burkina Faso) est également fermée.

Il est intéressant de noter que le Maroc a proposé, le 23 décembre 2023, à quatre États du Sahel (les trois de l’AES et le Tchad) de leur ouvrir ses façades maritimes, par Tanger pour la Méditerranée, ou par Dakhla pour l’Atlantique. Si l’idée est géographiquement assez peu réaliste, la démarche est diplomatiquement audacieuse. Paradoxalement, elle remet en mémoire la demande marocaine d’adhésion à la Cedeao, acceptée sur le principe en 2017, mais qui n’a toujours pas formellement abouti. C’est aussi une « mauvaise manière » à l’endroit de l’Algérie.

Ce sont précisément les relations de l’AES avec la Cedeao qui vont donner une traduction concrète à la constitution de la nouvelle alliance sahélienne. La rupture, « avec effet immédiat », annoncée simultanément par les trois juntes le 28 janvier 2024, a étonné sans vraiment surprendre tant les tensions étaient vives depuis le coup d’État au Niger (26 juillet 2023). En menaçant d’intervenir militairement pour rétablir le président Bazoum dans ses fonctions, la Cedeao avait monté le curseur diplomatique au plus haut. En maintenant des sanctions lourdement préjudiciables aux populations, l’organisation sous-régionale avait alimenté son impopularité.

Cependant, elle demeurait le garant de la libre circulation des biens et des personnes. En quittant la Cedeao, les dirigeants de l’AES mettaient en difficulté leurs approvisionnements mais aussi la situation de leurs ressortissants vivant dans les autres pays membres, car ils allaient avoir besoin de cartes de séjour, voire de passeports, pour rentrer dans la sous-région et en sortir.

Pour l’heure, les trois pays n’ont pas encore annoncé qu’ils quittaient l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine), mais s’ils décident de créer leur propre monnaie pour remplacer le franc CFA, ils risquent de constituer une enclave monétaire extrêmement fragile où les investisseurs, déjà peu nombreux, hésiteront encore davantage à s’engager.


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Il est possible que la situation évolue du fait de la levée partielle des sanctions décidée, pour des raisons humanitaires, par la Cedeao le 23 février 2024. Mais tous les points de désaccord ne sont pas gommés, et les trois juntes ne sont pas (encore) revenues sur leur retrait de l’organisation sous-régionale, contre laquelle ils ont à plusieurs reprises appelé les foules à manifester dans les capitales.

L’ombre de Wagner

Quant à la sécurité, elle restera l’enjeu majeur et le défi central de la nouvelle entité territoriale. Les trois pays ont quitté le G5 Sahel le 15 mai 2022 (pour le Mali) et le 2 décembre 2023 (pour le Burkina et le Niger). Les putschistes affirment qu’ils vont mettre leurs forces en commun pour lutter contre la menace djihadiste. Or les armées malienne, nigérienne et burkinabè n’ont ni la compétence ni les moyens de l’armée tchadienne, qui était le moteur du G5 Sahel.

On sait que, dans le domaine sécuritaire, le recours à la Russie est devenu une sorte de réflexe auquel cèdent de nombreux pays africains, appuyés par des opinions publiques faciles à manipuler.

Selon des sources généralement bien renseignées, on compterait près de 1600 mercenaires du Groupe Wagner au Mali, probablement plusieurs dizaines au Burkina Faso, et quelques autres annoncés au Niger. En général, on établit un lien entre les ressources en or (sites d’orpaillage clandestins ou mines légales) et la présence de ces supplétifs étrangers, car ils peuvent se rémunérer de cette manière au Sahel, comme ils le font déjà en Centrafrique et au Soudan.

En s’inscrivant comme la énième tentative de découpage territorial en Afrique de l’Ouest sahélo-saharienne, l’AES confirme qu’on n’en a pas encore terminé avec le tracé des frontières issues de la colonisation. Entre rebalkanisation et désir d’association, les trois États du Sahel ne parviendront pas davantage qu’autrefois à résoudre les problèmes qu’une autre forme de fédéralisme aurait peut-être contribué à résoudre : l’immensité, l’enclavement, les tensions intercommunautaires. Et, plus de soixante ans après les indépendances, ils semblent se soumettre à une nouvelle dépendance.

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