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Politique en jachères

Le pavé dans la botte du Président Macron

Le Président lors d'une cérémonie aux Invalides, le 11 juin 2018. Ludovic Marin/AFP

« Belle Philis, on désespère alors qu’on espère toujours ! » (Molière, « Le Misanthrope », Oronte)

« Ah ! Quelle grave botte on vient de lui porter ! », s’écrie-t-on dans La Princesse d’Élide. Tandis que ses opposants battent l’estrade, Emmanuel Macron bat le pavé. Il parcourt le monde : au cours de sa première année de présidence, pas moins de 43 voyages (dont 26 dans les pays de l’Union européenne) et plus de 170 000 km parcourus, peut-on lire dans Le Monde du 20-21 mai.

Rien ne laisse, d’ailleurs, augurer un ralentissement : Moscou a accueilli, fin mai, ce jeune pérégrin du vieux monde occidental, que son chemin conduira ensuite à Rome près du chef de l’État du Vatican. Du pope au pape, une manière d’évolution permanente en place d’une révolution qui ne l’est plus ou pas encore. Jadis, Jupiter confiait à Hermès le soin d’établir les échanges avec les humains : aujourd’hui, fort d’une Constitution présidentiellement avantageuse, il met la main à l’encensoir et assume lui-même la diplomatie.

En repeignant le gaullo-mitterrandisme aux couleurs de la modernité, le Président entend redonner à la France sa place dans le concert international. Non seulement pour redorer le blason français, mais parce qu’il a conscience que la réussite de son projet politique passe une confiance retrouvée dans l’image du pays et une Europe consolidée dans la solidarité.

La double inconstance

Au départ, Emmanuel Macron bénéficiait d’une conjoncture favorable pour faire résonner la voix de la France. Les USA englués dans une récession populiste aussi inconsistante qu’imprévisible ; Theresa May écartelée entre l’être ou ne pas être du Brexit ; Angela Merkel politiquement démonétisée ; Vladimir Poutine tout à la réinvention de la grande et sainte Russie : la place était dégagée pour affirmer son exigence de multilatéralisme. Il s’y est employé avec toute la vigueur de son pragmatisme décuplée par son vitalisme et habilement coupée par une dose de réalisme.

Deux compères au G7 organisé à Charlevoix, au Québec, le 8 juin 2018. Saul Loeb/AFP

Las, le chemin s’avère pavé de ronces et d’épines. Coincé dans le ressac des évènements moyen-orientaux, il doit subir une double inconstance : d’abord, celle de l’allié américain, celui qui a permis de transformer le vieux monde européen en monde occidental, devenu un ami infidèle. Mais surtout, inconstance plus près de nous surgie de l’est de l’Europe. Les partis xénophobes viennent gonfler les nuages populistes.

En alliance avec une partie de la droite, l’extrême droite se hisse aux commandes, qu’elle partage désormais dans plusieurs pays. Cristallisé autour de la question des migrants, un courant de résistance à Bruxelles s’affirme. Tout le centre et la façade orientale sont maintenant concernés : même l’Allemagne en ressent la réplique. Et surtout, l’un des six membres fondateurs vient de se joindre au mouvement. La Ligue (ex-Ligue du Nord), xénophobe et europhobe, chausse la botte italienne en faisant un pied de nez à l’UE et à ses valeurs.

Certes, l’usure politique d’un système miné par ses faiblesses et par la corruption explique largement ce basculement en apparence brutal. Mais ni l’UE (la France en tête), ni ses proches voisins qui ont verrouillé leurs frontières, n’ont vraiment aidé l’Italie à faire face au flux migratoire qu’elle prenait de plein fouet. Avec l’exagération d’une caricature, Rome pourrait dessiner une future issue tragique pour d’autres vieilles démocraties comme la nôtre si l’on ne parvient pas à y redresser la confiance dans des systèmes politiques discrédités par leurs échecs répétés.

Obligation de résultat

La parole forte d’Emmanuel Macron sonne gravement dans une Europe tétanisée. Et les stupéfiants impromptus de Trump en forme de comédie de boulevard ajoutent aux incertitudes. Toutefois, ces contretemps et autres lenteurs hivernales ne sont nullement à porter au débit du Président : la voix de la France est entendue, faute d’être toujours écoutée, et le jugement des Français sur son action internationale s’avère clairement positif.

Il a réussi dans son entreprise de redressement de l’image de la France. Son élection exprimait une double attente : à l’extérieur, une restauration du rôle de notre pays dans le débat international et surtout européen ; à l’intérieur de nos frontières, une réaffirmation de l’autorité de l’État au service d’une action inventive et efficace, bref d’une remise en marche de la machine sociale et économique.

Mais les attentes sur les deux plans ne sont pas exactement de même nature : la première engendre une obligation de moyens, et le Président les a incontestablement mis en œuvre avec efficacité. En revanche, la seconde entraîne nécessairement une obligation de résultat. Et là, pour une part importante de ceux qui l’ont amené au pouvoir, le compte n’y est pas. Pas encore, diront les thuriféraires. Certes, un an sur cinq, cela ne suffit pas à fixer des conclusions. Mais la première année est celle des fondations sur lesquelles les murs s’élèveront, contribuant à fixer durablement les orientations. Il est évidemment trop tôt pour désespérer. Pour certains, venus de la gauche notamment, il est déjà assez tard pour être déçu.

Le programme et la méthode

Comment s’analyse ce délitement de la confiance ? D’abord, il y a cet inévitable contraste entre la promesse de rêve, qui anime toute campagne électorale, et la dure réalité de la gestion d’une situation difficile, héritée de trente ans d’errements politiques. L’utopie s’érode vite au contact d’une réalité acide. La parole n’est plus aux idées, elle passe aux événements. Porté au pouvoir après un séisme inédit, Emmanuel Macron a suscité l’énorme espérance d’en finir avec des partis en ruine idéologique et électorale. Le macronisme apparaît dès lors comme un point d’interrogation géant sur l’avenir. « Un signal, comme l’écrit Pierre Rosanvallon, d’un modèle français à la recherche de lui-même. »

La première erreur du nouveau Président et de son équipe aura sans doute été de croire et de répéter qu’ils avaient été élus sur un programme, alors que l’élection s’était jouée avant tout sur une méthode faite de bienveillance et d’écoute de la société. Or cette méthode, consistant à faire remonter les attentes pour les intégrer aux projets, a fait long feu.

On a mis rapidement en place à tous les postes stratégiques de pouvoir une élite technicienne issue du vieux moule de l’ENA. En lieu et place de l’ouverture attendue, on assiste à une véritable confiscation de la décision par une technostructure sourde et fermée. Avec son corollaire bien connu : la prétention à une rationalité absolue et abstraite, fixée rigidement dans un calendrier établi en dehors de toute concertation avec les corps intermédiaires.

La dimension sensible et symbolique se dissout dans des agendas de pur principe. Le pluralisme des territoires se voit dévalué. Une parfaite illustration de cet entêtement technocratique peut se lire dans la mesure contestée massivement par les populations rurales de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes « secondaires ». Pensée en termes statistiques, elle est vécue comme une marginalisation supplémentaire de la France rurale, une méconnaissance obtuse de ses rythmes de vie. Voici que l’on emprunte désormais la langue unique des décideurs plutôt que celle des négociateurs.

Quant à la bienveillance, elle semble bien avoir été remisée au placard, en attendant des jours électoraux meilleurs. Jean‑Louis Borloo en a fait la rude découverte avec son plan laissé en plan. L’évocation du « mâle blanc » rappelle Bernanos lorsqu’il notait qu’en politique, on peut avoir la férocité bonhomme et familière. Sans parler de l’affaire de l’Aquarius, qui voit l’humanisme étranglé par la peur du précédent – affaiblissant au passage la voix française récemment rehaussée sur la scène européenne.

La dérive des pôles

Mais la plus grande faiblesse du macronisme nous semble ailleurs : élu sur un refus du clivage partisan droite-gauche ardemment désiré par les Français, il se devait d’assumer son dépassement sans en détruire la substance. Mais, ce qui était une aporie idéologique, être de droite et de gauche, semble tourner à l’impasse pragmatique.

Certes, Emmanuel Macron a pleinement réussi à faire exploser les vieux partis du système, décapitant les deux camps : la gauche à cor et à cri tente de rattraper ses petits orphelins et abandonnés ; la droite persiste à vouloir être la plus bête du monde. Certes, les mesures phares de l’exécutif se sont imposées, malgré quelques ruades parlementaires, et malgré une longue et coûteuse guérilla sociale. Le code du travail transformé, la SNCF réformée ne doivent cependant pas illusionner : il est des victoires qui peuvent être à la Pyrrhus. La stratégie de la terre syndicale brûlée et l’abus du performatif ont leur limite. Dans l’immédiat, le paysage politique risque l’atonie, celle d’une situation de soutien sans participation citoyenne…

On a tort d’ignorer le caractère immanent du clivage. Il n’y pas de sentiment d’appartenance sans mystique, au sens où Péguy l’entendait. La gauche repose sur une mystique de la répartition, condition d’une résistance aux inégalités ; la droite sur une mystique de la production, condition de toute redistribution des richesses. L’une et l’autre ont leur logique, et peuvent être parfaitement complémentaires. Toute la question est de les articuler efficacement. Les socialistes y ont échoué, la droite s’y est engluée.

Le pari d’Emmanuel Macron semblait être de poser les bases d’une réconciliation fructueuse. Il est encore loin d’avoir été tenu, et l’image d’un « Président des riches », pour caricaturale qu’elle soit, sanctionne un déséquilibre flagrant en faveur de la production. Par l’accumulation des mesures dans cette direction se forge le sentiment d’un glissement implacable vers la droite.

Situation qui est le fruit d’un déficit idéologique certain. On nous maintient dans la semi-obscurité technocratique : celle-ci tend à faire accroire que tous les problèmes doivent être résolus dans une perspective scientifique et technique. Elle fait abstraction de ce qui est pourtant une condition indispensable de l’effectivité politique : la volonté consciente des hommes et la confiance dans leur capacité d’invention. Ces œillères ont un adjuvant : l’enfermement dans un dualisme réducteur. Tout est ramené à un face à face entre le public et le privé, entre l’État, qu’il faut limiter dans son champ d’action et dans ses moyens, et les acteurs économiques, posés comme les seuls en capacité de produire de la richesse.

C’est oublier qu’entre les deux, il y a le tiers-social, qui devrait bénéficier de la nécessaire redistribution des rôles et se placer en intermédiaire fécond entre l’État et les entreprises. C’est ignorer que la privatisation peut et doit être aussi une socialisation. Tout le contraire de ce que dessine la loi Élan. Et triste justification de la liquidation du courageux plan Borloo : les technocrates n’y ont vu que le coût financier, faute d’être capables d’envisager de diminuer la charge en intégrant les acteurs sociaux dans le processus, en liant l’investissement et la contribution humaine au développement.

Richesse de l’adversité

La déception, qu’on peut encore espérer provisoire, tient donc à cet assèchement autoritairement bureaucratique du cœur social du macronisme. En politique, les choses valent tout autant par leurs modalités de mise en œuvre et par leur calendrier que par leur contenu. Remettre à demain ce qui permettrait d’éclairer le jour même par l’espoir d’advenir peut s’avérer mortifère. S’il veut être plus qu’un simple conservateur réformiste, et s’inscrire comme tel dans l’histoire, Emmanuel Macron devrait s’inspirer de Jean‑Paul Sartre qui disait :

« L’important, ce n’est pas ce que l’on fait de nous, mais ce que nous faisons de ce qu’on fait de nous. »

Et ne pas lire la critique comme une mise en procès, mais comme une richesse. Montesquieu, dans ses Cahiers, observait justement :

« La prospérité tourne plus la tête que l’adversité ; c’est que l’adversité vous avertit, et que la prospérité fait qu’on s’oublie. »

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