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Politique en jachères

Traverses présidentielles : le caillou dans la chaussure du président Macron

Emmanuel Macron. AFP

« Le temps n’épargne pas ce que l’on fait sans lui. » (Regnard, « Les folies amoureuses »)

Dans un paysage politique disloqué, le Président fait cavalier seul en tête de l’étrange et hétéroclite armée de l’An I de la République macronienne. À la différence d’un Renzi, et d’une certaine manière d’une Merkel, il a réussi à surimposer à l’agenda politique national un agenda européen et international. Dans une Europe où de Naples à Varsovie, les populistes font fumées du feu des migrants et paralysent le jeu politique, il fait figure de contre-exemple. Il agit. Vite. Ce qui lui vaut, tantôt des sauts de popularité saluant son efficacité ; tantôt des sursauts d’impopularité du fait du contenu des mesures.

Il n’hésite pas à fouetter sa monture de la cravache des ordonnances. Voire de menacer d’enjamber les résistances en faisant appel au référendum. Il avance. Vite. Il sait que son crédit de légitimité ne peut que fondre au fur et à mesure qu’il s’éloigne du soleil de son élection.

Avançant au pas de charge, il multiplie les fronts. Il choisit des terrains de réforme particulièrement symboliques, avec une claire conscience que le bénéfice est proportionnel aux risques de la bataille. La dimension épique est indispensable pour marquer les esprits : une victoire sur le front des chemins de fer où tant de ses prédécesseurs se sont brisé les os serait le Marengo du Président et l’année 2018, sa campagne d’Italie.

La Bataille de Marengo (peinture de Louis-François Lejeune).

L’État a une tête. Emmanuel Macron use au maximum des ressources que lui offrent les ambiguïtés de la Ve République. Faisant sienne la célèbre petite phrase de François Mitterrand (« Cette constitution n’a pas été faite par moi, mais elle est bien faite pour moi »), il impose les directions, la forme et le rythme des réformes. Il pousse la présidentialisation dans tous ses retranchements constitutionnels, aux limites incertaines d’un présidentialisme gaullien.

Funambule dans le ciel politique

En apparence, l’absence d’opposition politique suffisamment structurée lui laisse le champ libre pour agir à sa guise. Mais en réalité, sa marge d’action est fortement contrainte en termes de temps et d’espace. Son horizon est avant tout un horizon d’attente : celle des électeurs dans sa capacité à agir en profondeur, à mettre un terme à l’impuissance politique, à relancer la confiance dans un État retrouvant son autorité. En un mot, à tenir les promesses, sinon tous les espoirs à la base de son élection.

Funambule dans le ciel politique, le voilà amené à avancer sur un fil tendu entre deux exigences : celle de la rapidité, preuve de sa capacité réformatrice ; celle du respect des instances représentatives et des corps intermédiaires. Terrible dialectique qu’il faut assumer, sous peine de perdre l’équilibre entre l’autorité et l’autoritarisme.

Pour incongru que cela paraisse à première vue, on se trouve ramené 6o ans en arrière, au début de la Ve République. Celle-ci est née de l’effondrement d’un régime devenu impuissant à répondre aux exigences du moment. Le jeu des partis se ramenait à des combinaisons variables dans la forme, mais identiques dans le contenu des dosages. Il a volé en éclat sous les coups de boutoir de la décolonisation.

De Gaulle, ramené aux affaires par la crise, en profite pour réaliser ce qu’il avait échoué à faire en 1945 : prendre la tête d’un exécutif disposant de la plénitude de l’autorité, échappant à l’emprise des partis. En 1958, et plus encore en 1962, il entend faire du chef de l’État plus qu’un arbitre : un véritable responsable de la politique du pays, placé au-dessus de la mêlée par son mode d’élection directe par le peuple.

Instinct de conservation

Mutatis mutandis, le parallèle s’impose entre De Gaulle et Macron : dans un vide créé par une crise profonde, ils doivent l’un et l’autre une forte part de leur accession au pouvoir à leur passé. De Gaulle parce qu’il en avait un, gage de capacité de résistance à l’adversité ; Macron parce qu’il n’en avait pas, gage de rénovation et de rajeunissement. Dans les deux cas on se trouvait bien, comme le dira de Gaulle en février 1966, « en ces moments de menace immédiate, où l’instinct de conservation porte le pays à se rassembler moralement ».

Certes, en 2017 la menace n’était pas du même ordre qu’entre 1958 et 1962, quand la France était au bord de la guerre civile. Mais elle existait bien, face à un appareil politique totalement décrédibilisé par sa vacuité et son impuissance. La montée en puissance du Front national alourdissait encore l’hypothèque, menaçant le système d’implosion. Dans les deux cas, les partis de gouvernement se voyaient largement rejetés, par action et par abstention.

Second tour de la présidentielle en mai 2017. Lorie Shaull/Flickr, CC BY-SA

De Gaulle n’aimait guère les partis, les jugeant incapables de répondre à l’intérêt général. Aussi tenta-t-il de contourner les corps intermédiaires, en cherchant la confiance directe des Français. D’où cette utilisation intense de la procédure référendaire habillée en question de confiance : en dix-huit mois, il a eu recours trois fois à l’article 11 ; la troisième fois en violation flagrante de la Constitution pour passer outre le Parlement.

Tentation plébiscitaire

Mais cette tentation plébiscitaire qui amène à sortir des voies institutionnelles pour chercher le contact direct avec le peuple, n’est ni sans danger, ni suffisante. Le danger, de Gaulle l’a éprouvé et assumé quelques années plus tard, en avril 1969.

L’insuffisance, quant à elle, tient aux exigences de la durée et à la nécessité de disposer d’une ressource partisane pour garantir le contrôle des différentes instances de pouvoir, législatif et local. On peut se faire élire Président contre les partis : de Gaulle et Macron en ont fait la démonstration. Mais on ne peut s’inscrire durablement dans l’ensemble des institutions sans parti.

La République gaullienne, non seulement n’a pas fait disparaître cette indispensable médiation que sont les partis : elle en a engendré de nouveaux, composant un système partisan radicalement différent de l’ancien, modelé par les institutions.

À l’abri d’un parti dominant constitué autour du président de la République s’est formé un dispositif d’alliances qui a progressivement dessiné un système bipolaire imposé par le scrutin majoritaire. La bipolarisation atteindra son zénith à la fin des années soixante-dix et servira de cadre, bon an mal an, aux différentes alternances.

Des cartes rebattues, mais pas encore redistribuées

Mais, comme l’avait annoncé le coup de tonnerre d’avril 2002, les termes de l’alternative droite/gauche vont finir par s’épuiser et se dévitaliser. La mécanique présidentielle ne suffisait plus à garantir la bonne marche de l’exécutif. Preuve accablante, le dernier quinquennat : bien que formellement soutenu par une importante majorité parlementaire, François Hollande a vu son action entravée par une fronde constante de députés pourtant élus dans son sillage.

En Estonie, en septembre 2017. EU 2017 Estonian Presidency/Flickr, CC BY

S’engouffrant dans le vide de la perte de confiance, un troisième larron, d’élection en élection, a imposé son arbitrage. D’où une figure de triangulation faussant le jeu binaire. Le surgissement subit et victorieux d’Emmanuel Macron coïncide avec l’effondrement de la bipolarisation et des partis qui l’animaient. Voici les cartes politiques totalement rebattues. Pas encore redistribuées.

Reste à ordonner ce nouveau paysage qui met en jeu d’autres clivages idéologiques et d’autres lignes de fractures sociales. Pour l’heure, si LaREM a constitué un outil de conquête du pouvoir efficace, elle est loin d’être en capacité prétendre à être plus qu’une fédération hétérogène encadrant une majorité présidentielle aux contours flottants.

Pure grammaire gaullienne

C’est donc seul, sans base partisane solide, qu’Emmanuel Macron doit réussir son pari de réformes en profondeur. D’où ce revirement assez surprenant que souligne Luc Rouban, d’un Président qui avait fait campagne en vantant concertation, réseaux sociaux, mobilisation militante… et qui concentre étroitement la décision.

Macron au pied du mur se voit amené à identifier son agir communicationnel avec la pure grammaire gaullienne : du de Gaulle dans le texte et dans l’esprit ! Même interprétation présidentialiste que son lointain prédécesseur, qui rappelait le 9 février 1967 : « Sans doute, dans notre régime, tel que nous l’avons institué en 1958 été complété en 1962, la politique de la France doit-elle procéder du chef de l’État, élu, lui, par la nation dans son ensemble, et de son gouvernement. »

Ou encore, dans la fameuse conférence de presse du 16 mai de la même année, défendant le recours aux ordonnances pour réformer la sécurité sociale comme « une procédure rapide pour prendre les mesures d’urgence indispensables et répondant aux conditions incertaines du moment ». Avant de conclure superbement : « Au total, il n’y a donc là rien que de très normal en principe et, en l’occurrence, rien que de très satisfaisant. »

Même symétrie également dans l’articulation permanente de l’international et du national. On sait la part essentielle que de Gaulle faisait à la présence de la France sur la scène mondiale, et comment celle-ci conditionnait son positionnement politique. Sur fond de mondialisation, les voyages d’Emmanuel Macron prennent un relief identique.

Surtout, il y a cette affaire de la 25e révision de la Constitution. Le nombre des mesures proposées peut faire impression. Leur contenu laisse songeur : aucune proposition n’est avancée pour trancher le nœud gordien mis en place en 1962. Au contraire. Visiblement, Emmanuel Macron entend garder le bénéfice d’un système ambigu qui fait de lui le chef d’exécutif le plus puissant des démocraties représentatives : il permet au Président de contrôler le Parlement par l’intermédiaire de son premier ministre. En maintenant la fiction d’un gouvernement qui détermine la politique de la nation, on persiste à affaiblir le parlement tant dans sa fonction législative que de contrôle de l’exécutif.

Quant au mode de scrutin, l’introduction de la proportionnelle, condition d’émergence d’une représentation pluraliste, se voit réduite à la portion congrue : pas question, semble-t-il, de se priver du bénéfice du rouleau compresseur majoritaire. L’arme est pourtant à double tranchant…

Dans le Sénat, le poison

Cette question de la révision nous amène à saisir un autre parallèle entre le premier Président de la Ve République et le dernier : il s’agit du caillou sénatorial. De Gaulle, qui avait espéré l’appui d’un Sénat peuplé de notables, n’avait pas prévu que celui-ci serait la bouée de sauvetage des députés battus aux législatives. Mitterrand et bien d’autres y trouveront un havre permettant d’attendre des jours meilleurs.

Aussi fut-il fort dépourvu quand, en 1962, il vit les sénateurs se joindre à la fronde parlementaire pour s’opposer à la révision constitutionnelle. On connaît la suite : il enjamba et le Parlement et la Constitution en utilisant l’article 11. « Forfaiture ! », s’exclamera le Président du Sénat, Gaston Monnerville. « Subterfuge qui ne pouvait tromper aucun juriste et, disons le mot, aucun honnête homme », écrira Mitterrand.

Dans son parcours électoral sans faute jusqu’à l’automne 2017, Emmanuel Macron a totalement raté la marche sénatoriale. Certes, l’affaire n’était pas facile, le nouvel élu ne disposant pas de relais suffisants dans les départements, ni du temps nécessaire pour les établir. Mais rien n’a été fait pour occuper sérieusement la position. Pire : d’annonces provocatrices sur les financements des collectivités territoriales en choix erratiques des candidatures, tout semble avoir été conçu pour perdre lourdement la bataille.

Conservatoire des espèces en voie de disparition

Délices de Capoue après deux victoires spectaculaires ? Dédain vis-à-vis de ce que Chénier, dans Tibère, désignait comme « Un fantôme affaibli qu’on appelle Sénat » ? Volonté de ne pas apparaître comme contrôlant tous les pouvoirs ? Sans doute par mélange de tout cela, Emmanuel Macron a laissé les vieux partis défaits se réfugier à l’abri de la forteresse sénatoriale, devenue un conservatoire des espèces en voie de disparition.

L’addition est lourde : voilà l’exécutif contraint à une danse de l’ours devant un Sénat récalcitrant par rapport à la réforme. La menace d’utiliser le référendum prévu à l’article 11 est peu crédible : cette procédure étant réservée aux dispositions non constitutionnelles, elle obligerait à tronçonner les dispositions suivant leur nature, introduisant plus de confusion que d’efficacité.

Mais au-delà du clin d’œil de l’histoire, cette affaire du Sénat révèle une faiblesse du dispositif macronien : sa connexion insuffisante avec les territoires, conséquence d’une trop grande indifférence aux corps intermédiaires. Passée la vague des premières réformes, le Président gagnerait à renouer avec une dynamique du dialogue. Seule manière de conjurer le risque de voir son expérience réduite à n’avoir été qu’une ultime tentative pour sauver un régime à bout de souffle.

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