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Georges Pompidou et Richard Nixon
Georges Pompidou et Richard Nixon le 14 février 1970 à Washington. La volonté du président américain de livrer une « guerre à la drogue » a joué un rôle dans l'adoption de la loi française adoptée le 31 décembre de cette même année. AFP

Les États-Unis, la France et la French Connection : retour sur les origines géopolitiques de la loi de 1970

La loi de 1970 réprimant l’usage et le trafic de drogues, adoptée par la représentation nationale il y a cinquante ans, est trop souvent réduite à l’expression d’une « panique morale » affectant une classe politique affolée par la progression de l’usage de drogues illicites dans la société française, ainsi que par la contestation politique et sociétale à l’œuvre dans des franges croissantes de la jeunesse depuis le mouvement de mai 1968.

Si cette dimension est bien réelle, les soubassements géopolitiques de la loi sont en revanche rarement mis en avant, notamment les pressions considérables exercées à l’époque par les États-Unis sur le gouvernement français. La France n’était pas loin, en effet, d’être considérée par Washington comme un vulgaire « État voyou » puisqu’elle était non seulement l’allié le plus rétif du monde occidental, mais aussi la source principale de l’héroïne consommée en Amérique du Nord.

Pourtant, à la toute fin des années 1960, quand la loi est votée, l’épidémie d’héroïne n’en est qu’à ses débuts en France. Les usages sont encore marginaux : 182 consommateurs seulement sont interpellés en 1969. Mais aux États-Unis, il n’en va pas de même. Le pays, qui comptait 20 000 héroïnomanes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en recense, au milieu des années 1960, environ 150 000. Les consommations et le trafic se situent au cœur des métropoles américaines, notamment New York, et touchent particulièrement de jeunes hommes, y compris les engagés au Vietnam, parmi lesquels ceux issus de la minorité noire sont surreprésentés. En 1971, Nixon déclare que l’abus de drogues est devenu l’ennemi public numéro 1 :

« L’Amérique du Nord a le triste privilège de compter le plus grand nombre d’héroïnomanes au monde. […] La toxicomanie aux États-Unis a maintenant pris l’allure d’une catastrophe nationale. Si nous ne venons pas à bout de ce fléau, c’est lui qui viendra à bout de nous. »

La France : « rogue state » ?

Mais c’est la France, en réalité, qui est la cible de l’administration américaine. Celle-ci est, en effet, l’un des plus grands producteurs d’héroïne au monde grâce à ses filières corso-marseillaises. Dans les années 1960, elles produisent, selon le Bureau of Narcotics, l’ancêtre de la DEA, près de 75 % de l’héroïne consommée aux États-Unis, soit 8 à 10 tonnes par an. Et ce, dans l’indifférence à peu près générale de la classe politique locale et nationale. D’une part, parce que la production n’est pas destinée au marché hexagonal, les acteurs du trafic ne souhaitant pas attirer l’attention de la police, du gouvernement et de l’opinion sur leurs activités ; d’autre part, à cause des porosités entre le monde de la pègre et celui de la classe politique.

À Marseille, si la municipalité socialiste sait avoir recours, quand il le faut, aux services occasionnels rendus par la famille Guérini, le gaullisme local a lui aussi des accointances avec le monde criminel, notamment par l’entremise de certains membres du Service d’action civique (SAC) recrutés, à la fin de guerre d’Algérie, pour lutter contre l’OAS, notamment dans le milieu proche de Marcel Francisci, surnommé aux États-Unis « M. Heroin ».

Tous ces facteurs s’inscrivent dans un contexte plus large caractérisé par l’hostilité relative que le pouvoir politique éprouve pour les États-Unis considérés comme une « force d’occupation ». Les années 1960 sont en effet le théâtre de tensions entre les deux pays du fait de la politique de De Gaulle visant à débarrasser la France et l’Europe occidentale de la tutelle américaine. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, en témoigne dans ses Mémoires :

« La férocité de la campagne menée par la presse américaine contre la France, et relayée par certains journalistes français, n’avait pas seulement, pour principale raison, le trafic de l’héroïne. La politique extérieure française soulevait la colère d’un grand nombre d’Américains. La construction de la force atomique française, la défense tous azimuts, l’embargo sur les armes pour Israël, les attaques contre le dollar et le déficit de la balance des comptes américaine, tout cet ensemble ne nous faisait pas une très bonne presse dans une partie de l’opinion publique américaine. »

Au cœur du trafic, Marseille

Pourtant, les trafics d’héroïne entre la France et l’Amérique ne datent pas d’hier. Les filières françaises sont actives depuis au moins les années 1930. C’est à cette époque que les premiers laboratoires apparaissent dans la région parisienne et à Marseille, dont le port est en connexion avec l’Indochine coloniale, où l’opium est légal depuis la création de la régie de l’opium en 1881, ou encore avec la Turquie et l’Iran. En 1937, trois laboratoires d’héroïne sont démantelés en France, dont un recelait 100 kg d’héroïne, une saisie énorme au regard de celles réalisées dans le monde à l’époque, soit 867 kg.

Après la Seconde Guerre mondiale, la demande aux États-Unis se développant, le trafic s’intensifie et les exportations d’héroïne française prennent la direction de l’Italie où Cosa Nostra se charge de la réexpédition outre-Atlantique. À l’époque, l’État américain ne réagit pas. La priorité du moment n’est pas de lutter contre le trafic d’héroïne, mais d’endiguer l’expansion du mouvement communiste, très puissant en France, et en particulier à Marseille où le PCF est influent sur les docks, lieux de passage obligés des marchandises américaines envoyées en Europe occidentale dans le cadre du plan Marshall. Dans la lutte anticommuniste, les organisations criminelles corses sont alors considérées par le Deep State américain comme des alliées.

Renforcées et légitimées par la guerre froide en raison de leur participation à la croisade contre les « rouges », les filières corso-marseillaises sont, au début des années 1960, aptes à répondre à la demande croissante d’héroïne sur le marché étatsunien. Ce que les Américains dénomment à l’époque la French Connection n’est rien d’autre qu’une appellation générique désignant une multitude d’équipes indépendantes, parfois rivales. La French Connection n’est pas une organisation pyramidale, comme Cosa Nostra en Sicile ou aux États-Unis. Structurée autour d’un financeur, appartenant aux hautes sphères du milieu, qui avance les fonds pour acheter la morphine-base en Turquie et les infrastructures techniques nécessaires à sa transformation, l’équipe comprend un ou deux chimistes, un assistant et une multitude d’hommes de main (guetteurs, approvisionneurs) dont une partie va se charger de l’acheminement du produit vers la côte Est des États-Unis. Le plus souvent dans des voitures, acheminées par bateau directement ou indirectement via Montréal au Canada ou Vera Cruz au Mexique.

L’animateur de télévision Jacques Angelvin (1914-1978) a raconté dans cet ouvrage publié chez Plon en 1968 ses cinq années de prison aux États-Unis. Condamné pour y avoir introduit une voiture contenant plus de 50 kilos d’héroïne, il affirme avoir été la victime d’une machination. Plon

De plus, en France, les laboratoires sont disséminés dans des villas de l’arrière-pays marseillais, tout en étant extrêmement mobiles, ne servant le plus souvent qu’une fois. Le système est parfaitement cloisonné. Les investisseurs ne sont jamais en contact direct avec les organisateurs matériels du trafic et se contentent de toucher les dividendes de leurs investissements. En outre, les équipes marseillaises activent une diaspora d’acteurs aux origines très disparates : contrebandiers installés au Mexique ; commerciaux rattachés à la société Pernod-Ricard ; anciens collaborateurs en fuite en Argentine en 1945… ainsi que des « occasionnels » de rencontre, recrutés comme mules : des diplomates guatémaltèques corrompus, un présentateur abusé de l’ORTF

Le Bureau des narcotiques à Paris et à Marseille

La démission de De Gaulle, en 1969, et l’arrivée concomitante au pouvoir de Georges Pompidou et de Richard Nixon à la tête de l’administration américaine précipitent les choses.

Dès ses premiers mois d’exercice, Nixon décide en effet, après avoir écrit une lettre à son homologue français pour se plaindre de la passivité des pouvoirs publics hexagonaux, de renforcer en France la présence du Bureau des Narcotiques et des drogues dangereuses (BNDD). L’ambassade américaine à Paris devient le siège central de la région Europe pour la lutte contre les drogues, tandis que des agents fédéraux sont missionnés à Marseille, au consulat américain, pour mettre la pression sur une police locale jugée passive.

En outre, Nixon exige la tenue d’une réunion au sommet avec la direction de la police judiciaire française afin de lancer une coopération renforcée avec les services français. Des réunions trimestrielles des deux côtés de l’Atlantique sont instituées. Parallèlement, le ministère de l’Intérieur fait de la lutte contre l’héroïne une priorité en renforçant l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) qui faisait jusque-là figure de parent pauvre, voire misérable, de la police judiciaire, avec ses 16 fonctionnaires. Une antenne est créée à New York, chargée de faire l’interface entre les services français et américains, tenus désormais de partager leurs renseignements. En 1971, un protocole de coopération franco-américain est signé à Paris.

Grandeur et misère de la loi de 1970

Si c’est un lieu commun aujourd’hui d’affirmer que la loi de 1970, dans son aspect concernant la répression de l’usage, a constitué un échec, il semble incontestable qu’elle n’est pas restée sans effet sur l’offre et qu’elle a contribué au démantèlement et à la démobilisation des filières corso-marseillaises de l’héroïne.

Alors qu’avant l’adoption de la loi, la législation prévoyait une peine de cinq années de prison pour la production de drogues illicites, le quadruplement des peines - vingt, voire trente ans de prison en cas de récidive - va dissuader un certain nombre d’acteurs de poursuivre leurs activités. À cet égard, le cas de Joseph Cesari, l’un des meilleurs chimistes de son temps, est édifiant.

Arrêté une première fois à Aubagne, au Clos Saint-Antoine, en 1964, avec deux de ses assistants, à la faveur du démantèlement d’un laboratoire où près de 100 kg de morphine-base et autant d’héroïne pure sont saisis, le Corse est condamné en correctionnelle à sept ans de prison. Après une libération anticipée pour raisons de santé en 1970, il reprend très vite ses activités. Réarrêté en 1972, alors que la législation a entretemps changé, il est condamné cette fois à vingt ans de prison et se suicide peu après dans une cellule des Baumettes.

En outre, la police est plus efficace comme l’illustre, en 1972, la saisie record de plus de 400 kg d’héroïne à bord du Caprice des Temps dans le port de Marseille. À l’époque, de nombreux acteurs estiment que les coûts en termes répressifs excèdent largement les bénéfices, et se retirent d’un secteur qui leur a permis, qui plus est, d’accumuler des capitaux considérables - plusieurs milliards d’euros, recyclés dans d’autres domaines d’activité. Le dernier laboratoire est démantelé en 1981 à Saint-Maximin, tandis que la répression s’accroît encore suite à l’assassinat du juge Michel dans un contexte où le milieu marseillais est marqué par des guerres intestines qui voient s’affronter une nouvelle génération incarnée par Gaétan Zampa et Jacques Imbert.

Dès lors, après des tentatives de délocalisation ratées dans d’autres régions, comme les Cévennes, illustrées par la saisie en 1980 du laboratoire de Chambon-sur-Lignon, la production se déplace dans des contrées plus accueillantes, notamment en Italie, comme le montre l’arrestation d’Antoine Bousquet, ancien de la « French », à Palerme, en Sicile la même année, et au Liban, où la guerre civile va favoriser la production d’opium et d’héroïne.

Certains membres de la French Connection se lancent pour leur propre compte dans le trafic émergent de cocaïne ou se mettent au service des cartels colombiens, forts de leurs compétences acquises dans le trafic d’héroïne. Les coups de bélier policiers franco-américains des années 1970, par un classique « effet ballon », n’auront abouti qu’à la dispersion des équipes aux quatre coins du monde, favorisant la globalisation des réseaux transnationaux de trafiquants.

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