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Portrait sur fond de code informatique.
Plus d’un Français sur deux pense que l’IA modifie profondément les usages de consommation. Wallpaperflare.com, CC BY-SA

L’IA ravive l’enjeu de l’identité professionnelle

Début 2023, l’ouverture au grand public de l’outil conversationnel ChatGPT développé par la société Open IA a relancé les craintes de voir la technologie remplacer de nombreux métiers. Journalistes, développeurs et même psychiatres : plusieurs corps professionnels s’inquiètent du constat de l’évolution de l’intelligence artificielle (IA) et de voir comment celle-ci parvient progressivement à les remplacer sur certaines tâches professionnelles.

Cependant, plusieurs études montrent que rares seront les professions complètement substituées par l’IA. En revanche, toutes soulignent son impact considérable sur le travail. L’étude menée en mai 2022 par le cabinet Mazars indique par exemple que 54 % pensent que l’IA a un apport majeur dans des usages de consommation.

Reste à savoir quelle forme prendra la collaboration humain-machine dans ces situations, ou plus précisément : quelle place cette transformation laissera-t-elle à l’humain ?

Comme nous le montrons dans une recherche récente qui nous présenterons en juin prochain, lors de la 32e Conférence annuelle de l’Association internationale de management stratégique (AIMS), ces enjeux interrogent directement la notion d’identité professionnelle, c’est-à-dire la manière dont les salariés perçoivent et définissent leur rôle dans leur travail.

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Cette identité professionnelle se définit par une combinaison de compétences et de connaissances spécifiques qui caractérisent une profession et permet ainsi de la distinguer des autres. Cette notion reflète tout d’abord la capacité des salariés à faire sens de leur activité. Dans un deuxième temps, elle permet de développer un sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle particulière. La possibilité de définir son identité professionnelle constitue ainsi un facteur de motivation au travail, et contribue plus largement à la perception de son utilité au sein de la société.

Remise en cause de l’expertise humaine

Loin d’être uniquement perçue comme une menace, l’apparition de l’IA dans l’activité professionnelle peut également permettre aux salariés de développer de nouvelles compétences en les déchargeant de tâches répétitives et laborieuses. Par exemple, Malakoff Humanis propose d’utiliser l’IA pour détecter les cas de fraudes à l’assurance. Les salariés peuvent ensuite venir vérifier les suggestions faites par l’IA et y contrevenir si nécessaire. Dans ce cas, l’IA peut favoriser l’identité professionnelle des salariés en les déchargeant des tâches de vérification manuelle de chaque cas lorsqu’il existe un soupçon de fraude, et ainsi leur permettre de se concentrer sur les activités à plus forte valeur ajoutée dans la relation client.

Dans d’autres situations en revanche, l’IA permet de réaliser des tâches qui constituent le cœur de métier de certains professionnels. C’est ainsi le cas des comptables dont une part croissante des tâches manuelles est réalisée par l’IA. Par exemple, le remboursement de notes de frais peut aujourd’hui être opéré par des technologies basées sur la reconnaissance optique de caractère sur les documents papier. Dans le secteur médical, l’IA se montre plus performante que des équipes médicales pour la détection de cancer, ou le diagnostic de mélanome.

Dans ces cas, l’IA vient directement questionner la valeur ajoutée du professionnel, son expertise, et ainsi la façon dont il établit son identité professionnelle. Que devient, dès lors, l’identité professionnelle lorsque le potentiel de remplacement par l’IA devient de plus en plus une réalité dans un métier ? Les freins de la digitalisation des entreprises ne pourront être levés que si l’on s’attaque à la question de la reconstruction de l’identité professionnelle liée à l’arrivée de l’IA au travail.

Le jugement humain toujours essentiel

La première étape de la reconstruction de l’identité professionnelle menacée par l’IA consiste à repenser la nature de la collaboration humain-machine. Si l’IA était tout d’abord destinée à la gestion de données massives, elle est aujourd’hui de plus en plus utilisée pour des tâches complexes, jusqu’ici réservées aux humains. Au-delà d’un outil, elle peut alors devenir un conseiller voire un collaborateur utile sur lequel s’appuyer pour développer de nouvelles compétences.


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Il est donc nécessaire d’identifier ces nouvelles compétences à valoriser pour reconstruire son identité professionnelle et ainsi faire évoluer le sens de son travail. Pour cela, il faut se concentrer sur les expertises « tacites », c’est-à-dire difficilement descriptibles et donc substituables par l’IA. De nombreux chercheurs insistent en effet sur la singularité de certaines capacités humaines, et notamment le rôle important du jugement humain dans des contextes où l’empathie et les particularités de chaque personne impliquent des nuances, parfois irrationnelles, que les algorithmes ne peuvent comprendre.


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En ce sens, l’utilisation de l’IA dans les processus de recrutement a été largement décriée. Tout d’abord en raison des biais algorithmiques qui consistent à reproduire les inégalités et discriminations de la société. De plus, les algorithmes occultent un ensemble d’éléments liés à l’environnement et aux conditions particulières de chaque situation humaine : un retard de transport, des difficultés techniques qui placent le candidat dans une situation de stress, une originalité qui ne rentre pas dans les critères préconçus par l’algorithme… et tant d’autres éléments qui influencent la « prestation » du candidat sans pouvoir être intégrés par la machine programmée.


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Pour pallier ces manquements, le jugement humain apparaît nécessaire pour toute prise de décision conduisant à des conséquences tangibles telles que l’accord d’un prêt pour une personne vulnérable, un traitement médical personnalisé, ou encore le parcours de formation d’un étudiant au profil atypique.

Dans cette perspective, repenser la relation humain-machine consiste alors à concevoir la place du jugement humain dans la prise de décision automatisée. Il faut ainsi renforcer la capacité des salariés à pouvoir intervenir sur les prises de décision opérées par l’IA, soit en faisant en sorte que l’IA propose des actions à réaliser parmi lesquelles le salarié peut choisir, soit en laissant la possibilité à celui-ci de contrevenir à une décision prise par l’IA dans des cas particuliers.

C’est donc sur ces expertises tacites qu’il faut miser pour pouvoir reconstruire une identité professionnelle valorisante, et complémentaire aux capacités de l’IA. En s’appuyant sur l’IA comme un réel outil d’aide à la décision, la profession évoluera vers un renforcement de l’expertise tacite et par conséquent une « augmentation » du rôle du professionnel. Les professions qui font face à l’émergence de l’IA doivent anticiper son impact sur l’identité professionnelle très en amont afin de réfléchir sur la construction d’une complémentarité humain-machine.

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