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11 700 passeurs sont détectés en moyenne chaque année par les forces de l'ordre européennes, comme ici en France à Gravelines. Sameer Al-Doumy / AFP

Migration irrégulière et passeurs, une interaction centrale et complexe

Un point du texte sur l’immigration récemment voté par les parlementaires français met en place des dispositions visant à réprimer davantage les passeurs en criminalisant cette activité (qui était considérée comme un délit jusqu’à présent). La Commission européenne elle aussi de son côté réfléchit à durcir sa législation en la matière, en clarifiant le périmètre des infractions et en renforçant les peines encourues.

Le mardi 28 novembre, Ursula von der Leyen, sa présidente, recevait les représentants d’une soixantaine de pays pour lancer une alliance mondiale pour lutter contre les passeurs. En parallèle, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont adopté un nouveau pacte sur la migration et l’asile ce 20 décembre, qui doit être promulgué en avril 2024. Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Un tournant à partir de 2014

La migration irrégulière vers le Vieux Continent s’est développée depuis les années 1980. Plus encore à partir de 2014, les États membres de l’Union européenne (UE) ont enregistré une augmentation du nombre de migrants irréguliers, arrivant du Moyen-Orient et de la Corne de l’Afrique. L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, révèle un niveau record de 1 822 000 passages illégaux en 2015 (passages multiples inclus), au plus fort de la crise syrienne, une baisse pendant la période de Covid-19, suivie d’une augmentation des franchissements irréguliers des frontières après 2020.

La Commission Européenne précise que Syriens, Afghans, Tunisiens, Égyptiens et Bangladeshis représentaient 60 % des 330 000 passages irréguliers des frontières en 2022, alors que 15,7 % des franchissements de frontières ont été effectués par des personnes de nationalité non identifiée.

Selon les Nations unies, il y avait en 2018 trois grandes routes migratoires vers l’Europe, toutes impliquant la traversée de la mer Méditerranée : la route de la Méditerranée centrale – de l’Afrique du Nord (principalement la Libye) à l’Italie (souvent en Sicile) ; la route de la Méditerranée orientale – de la côte turque à diverses îles grecques ; la route de la Méditerranée occidentale – du Maroc à l’Espagne. Frontex y ajoute une route d’Afrique de l’Ouest et une route terrestre des Balkans occidentaux.

Carte des routes migratoires. Frontex (2020)

Une étude du marché illégal des « passeurs »

Quels leviers possibles pour les politiques publiques ? Pour répondre à cette question, nous avons développé une étude originale du marché illégal du service de facilitation du passage des migrants clandestins. L’analyse s’intéresse essentiellement à la migration forcée, c’est-à-dire, aux migrants qui doivent quitter leur pays sous la menace pour eux ou leurs familles. Elle décrit les différentes étapes suivies par les migrants et les passeurs, depuis leur rencontre jusqu’au moment où la destination est atteinte. Une analyse en flux, dynamique, permet d’intégrer les différents risques auxquels passeurs et migrants sont confrontés en cours de route. Au cœur de notre étude se situe un modèle d’appariement traditionnel, qui formalise le processus de rencontre entre les candidats à la migration et les passeurs.

Le modèle permet d’étudier les effets des politiques sur la probabilité pour un migrant de trouver un passeur, sur le prix du passage, sur le nombre de migrants déboutés qui retentent leur chance et sur le nombre de migrants qui risquent de mourir pendant le voyage. La résolution analytique est complétée par une simulation numérique.

Prendre en compte les diverses interactions et en particulier l’importance des flux de migrants stoppés en cours de route ou déboutés de l’asile qui retentent leur chance permet de mettre en évidence des impacts a priori inattendus de ces politiques. Ces politiques doivent également prendre en considération leur impact sur le bien-être de populations déjà grandement fragilisées.

Pas de migration irrégulière sans passeurs

Pratiquement tous les migrants qui empruntent les routes méditerranéennes dépendent des passeurs, notamment pour la traversée maritime. Un rapport d’Europol, rédigé immédiatement après le pic de 2015 de la migration irrégulière vers l’UE, montre que plus de 90 % des entrées de migrants ont été facilitées par des réseaux de passeurs. Les agents de Frontex ont interrogé des migrants nouvellement arrivés dans la région méditerranéenne et ont constaté que 84 % d’entre eux utilisaient les services de passeurs, tandis que seulement 7 % d’entre eux sont arrivés en Europe sans leur aide. 11 700 passeurs ont été détectés chaque année en moyenne sur la période 2014-2022.

Toujours en 2015, le chiffre d’affaires du marché européen du trafic de migrants était estimé entre 3 et 6 milliards d’euros. En 2019, le chiffre d’affaires de ce trafic sur les routes méditerranéennes seulement était estimé à environ 190 millions d’euros.

Sur le marché des passeurs en général, les petites entreprises et les entreprises familiales côtoient des cartels criminels dotés d’une forte organisation hiérarchique. Les recherches ethnographiques, basées sur des entretiens avec des migrants, indiquent que dans le cas de la migration irrégulière vers l’Europe, les passeurs sont largement indépendants et autonomes. Il s’agit de gens ordinaires, vivant dans des zones frontalières le long des voies migratoires et dans des enclaves de migrants dans les villes côtières, qui se font concurrence pour fournir leurs services à un nombre limité de migrants potentiels. De nombreux passeurs sont des anciens candidats à la migration qui, une fois refoulés, utilisent leur expérience pour s’installer en tant que passeurs.

Un prix négocié

Sur le marché illégal du passage, passeurs et migrants se rencontrent par des canaux multiples, y compris via des annonces sur les réseaux sociaux. Ils négocient le tarif du passage en fonction des caractéristiques du voyage : itinéraires, véhicules, niveau de sécurité et durée. Ces frais peuvent également varier en fonction du sexe, de l’âge et de la citoyenneté des migrants et des pays de destination.

Les Nations unies estimaient en 2018 que les migrants d’Afrique subsaharienne payaient environ 1 000 dollars américains pour être introduits clandestinement sous le pont d’un bateau reliant la Libye à l’Europe, tandis qu’un Syrien déboursait 2 500 dollars américains ou plus pour un siège plus sûr. Selon Frontex, les migrants qui ont atteint l’Italie depuis la Turquie ont dépensé en moyenne 5 000 euros par personne pour des services de passeurs.

Les informations sur la manière dont les frais sont négociés ou affichés par les passeurs sont rares. D’après la Commission européenne et les Nations unies, passeurs et migrants construisent une relation d’affaires permettant la négociation du prix du passage. Plusieurs études ont ainsi révélé que les passeurs ont d’importantes préoccupations en matière de réputation, ce qui les empêche d’exploiter complètement les migrants. En général, les migrants vers l’Europe paient les frais à l’avance, avec des modalités de paiement qui peuvent être relativement sophistiquées, afin d’éviter les comportements opportunistes des deux côtés du commerce. Parfois, l’accord implique un paiement fractionné, ce qui augmente le risque que le passeur ne soit pas payé.

L’UE cherche à endiguer la migration irrégulière

La lutte contre le trafic illicite de migrants et la traite des êtres humains a été présenté comme une priorité absolue pour l’UE par Ursula von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union 2023. Les 27 s’efforcent activement de s’attaquer aux flux de migrants irréguliers, en promouvant une stratégie européenne globale, en accélérant la gestion des demandeurs d’asile à l’intérieur des frontières de l’UE et en renforçant la coopération avec les gouvernements des pays d’origine et de transit tels que la Turquie, la Jordanie, la Tunisie ou la Libye.

En 2015, l’UE a procédé à une révision complète de sa politique migratoire, étudiant les ressources communes consacrées à l’amélioration de la situation des migrants ainsi qu’à la lutte contre le franchissement illégal des frontières. Dans le cadre de ce vaste ensemble de réformes, la Commission européenne a adopté un plan d’action de l’UE contre le trafic illicite de migrants visant à transformer le trafic illicite d’une activité à « profit élevé et faible risque » en une activité « à risque élevé et faible profit », tout en garantissant le plein respect et la protection des droits de l’homme des migrants. En septembre 2021, un plan d’action renouvelé de l’UE contre le trafic illicite de migrants (2021-2025) a été adopté par la Commission européenne.

Parallèlement, en 2020, l’UE a publié un nouveau pacte sur l’asile et la migration dans le but de renforcer la coordination et la coopération avec les pays tiers, donnant un rôle renforcé à Frontex, créant un système commun de l’UE pour les retours, nommant un nouveau coordinateur de l’UE pour les retours et mettant en œuvre une stratégie de retour volontaire et de réintégration. C’est ce Pacte qu’ont récemment adopté le Parlement et le Conseil.

Augmenter le risque et diminuer le profit pour les passeurs ?

L’UE dispose de différents outils pour combattre la migration irrégulière. Elle peut notamment diminuer les incitations à migrer de façon irrégulière vers l’UE en jouant sur les bénéfices anticipés par les migrants potentiels ou cibler les passeurs en rendant leur activité plus risquée. Elle peut d’abord augmenter les voies légales de la migration (en délivrant des visas spécifiques aux réfugiés). Cela entraînerait, d’après notre modèle, une hausse des flux de migrants réguliers, pratiquement compensée par une baisse des flux de migration irrégulière. On observerait également une chute du nombre de passeurs, et une hausse du bien-être des migrants.

Les États membres peuvent également agir sur le taux d’acceptation des demandes d’asile. Or, il faut savoir qu’une majorité des personnes déboutées du droit d’asile tentent leur chance à nouveau, faisant encore appel aux passeurs pour traverser la Méditerranée. Cela explique qu’une trop forte hausse du taux de rejet entraîne in fine une hausse du nombre de personnes arrivant sur les côtes européennes. Cela entraîne également une baisse du prix du passage (car les migrants savent qu’ils ont moins de chance d’obtenir le statut de réfugié), entraînant alors une diminution du nombre de passeurs.

Enfin, faciliter l’intégration des migrants dans le pays d’accueil a tendance à augmenter le nombre de demandeurs d’asile et de passeurs, le prix du passage et le bien-être des migrants.

Du côté des passeurs, augmenter le coût de leur activité ou la peine subie lorsqu’ils sont arrêtés permet de diminuer leur nombre, tout en augmentant le prix du passage. De même, diminuer les opportunités de départ des côtes africaines (en augmentant les moyens des garde-côtes par exemple) et contrôler les moyens de communication des passeurs vers les migrants entraîne une baisse des entrées irrégulières et du bien-être des migrants, mais a des impacts différents sur le nombre de passeurs et le prix du passage. Enfin, augmenter la probabilité d’arrestation des passeurs diminue le nombre de passeurs et de migrants irréguliers, augmente le prix du passage et diminue également le bien-être des migrants.

Dans une extension de ce travail, nous étudions l’impact des politiques sur les migrants économiques, sachant que la démarcation économique/forcé peut être très fine. Lorsque les migrants arbitrent entre le bénéficie de la migration et le revenu sur place, les politiques d’aide au développement peuvent jouer un rôle très utile.

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