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Un orang-outan et son dessin. Marie Pelé, Fourni par l'auteur

Molly l’orang-outan, une artiste pas comme les autres

Jusqu’à sa mort en 2011, Molly vivait près de Tokyo, au Japon. Aux alentours de ses 50 ans, Molly a commencé à se passionner pour le dessin, réalisant près de 1 300 créations les cinq dernières années de sa vie.

L’histoire de Molly n’est pas commune puisque Molly était un orang-outan.

Dessiner est un comportement courant chez l’être humain. Vers l’âge de 18 mois, les jeunes enfants commencent à faire leurs premières marques, leurs premiers tracés et développent avec l’âge un intérêt plus ou moins grand pour cette activité. Mais dessiner est un comportement que l’on retrouve aussi chez d’autres primates comme les chimpanzés, les gorilles, les macaques ou encore les capucins. Seulement voilà, ce n’est pas un comportement hautement présent dans le répertoire naturel de ces animaux, même s’il en existe un certain nombre d’observations anecdotiques.

C’est donc bien dans les parcs zoologiques et les instituts de recherche que les soigneurs n’hésitent pas à donner feutres et tubes de peinture à leurs animaux pour les occuper. C’est le cas des soigneurs du Zoo de Tama, près de Tokyo au Japon, qui organisent pour leurs orangs-outans des ateliers de dessin. Des toiles blanches et 16 crayons gras de couleurs différentes sont mis à la disposition de tous les membres du groupe. Ceux-ci sont libres d’utiliser ce matériel comme bon leur semble et ne sont en rien contraints à dessiner.

Ainsi, Molly prenait plaisir à dessiner tandis que d’autres n’y voyaient aucun intérêt. C’est le cas de Julie, une autre femelle orang-outan, qui en 5 ans n’a réalisé que 16 dessins. Cependant, même si Molly a produit un grand nombre de dessins, aucun d’eux n’apparaît représenter quoi que ce soit (tout du moins à un être humain). Les dessins de Molly et de ses congénères ne sont pas figuratifs et nous semblent à première vue n’être que de simples « gribouillages », pareils à ceux réalisés par de très jeunes enfants. Heureusement, la collection importante de dessins produits par les orangs-outans au Zoo de Tama nous a permis d’en faire l’étude minutieuse.

Montre-moi comment tu dessines, je te dirai qui tu es

Afin d’avoir un examen le plus objectif possible des dessins réalisés par les orangs-outans du zoo de Tama, nous avons mis en place un protocole très précis de collecte de données. Sur chaque dessin, nous avons appliqué une grille de 10 carreaux par 10 carreaux permettant une lecture plus minutieuse de chaque élément. Pour chaque carreau, nous avons en effet relevé une douzaine de données qualitatives et quantitatives telles que le recouvrement de la feuille, les couleurs utilisées, la présence de certaines formes comme les fan patterns (traits en aller-retour), mais aussi des cercles, des boucles ou encore des triangles. Un véritable travail de fourmis puisqu’au total 790 dessins ont été analysés à l’œil nu par trois observatrices différentes.

Pour chacune des cinq femelles orangs-outans, exemple de deux dessins. Pelé et coll., 2021, Author provided

En général, les cinq femelles orangs-outans dessinent sur la moitié de la feuille, en partant de son centre. Elles utilisent trois couleurs différentes en moyenne et dessinent deux fan patterns par feuille. Les cercles, boucles et triangles sont beaucoup plus rares et ne se retrouvent que sur certains dessins.

Molly se distingue de ses congénères à plusieurs égards. Elle recouvre plus la toile, utilise plus de couleurs, fait plus de boucles. Kiki, au contraire fait moins de traits, mais ils sont plus marqués, amenant un contraste plus élevé à ses dessins. On note également des préférences de couleurs : le vert chez Molly et Kiki, le rouge pour Julie, Yuki et Gypsy.

Outre des motivations à dessiner différentes chez nos cinq femelles orangs-outans, nos premiers résultats montrent donc qu’elles ne dessinent pas non plus de la même façon. Ces différences pourraient également être liées à la personnalité des femelles ainsi qu’à leurs capacités cognitives. Des études plus approfondies, par le biais notamment de nouvelles technologies, pourraient nous permettre de creuser la question. Par exemple, l’utilisation de tablettes tactiles couplées à des modules d’eye-tracking (permettant le suivi du regard de l’utilisateur) pourrait nous éclairer sur le degré d’anticipation et donc d’intention de l’individu qui dessine.

Le nombre important de dessins réalisés par Molly nous a permis de regarder l’évolution de son comportement de dessin avec le temps. En vieillissant, Molly s’est mise à utiliser moins de couleurs, à moins recouvrir la toile et à moins centrer ses dessins qu’auparavant. Ces changements sont certainement liés à des limitations physiques croissantes, par exemple, elle était devenue aveugle de l’œil gauche. Pourtant, elle créa des dessins toujours plus complexes que les autres femelles, notamment en termes de traits. Mais les dessins de Molly semblent également varier avec les personnes qui l’entourent tels que ses soigneurs. Dans notre étude, nous avons également pu mettre en évidence l’influence des saisons sur la couleur des dessins de Molly. Ainsi, elle préférait utiliser le vert en été et en hiver et le rose au printemps et en automne.

La complexité de ses dessins, ses variations de couleurs saisonnières et d’autres indices comme le fait de commencer au centre de la toile indiquent bien que Molly ne dessine pas au hasard. Bien au contraire, ils nous laissent à penser que nos proches cousins possèderaient certaines prémices nécessaires à la représentation.

Molly fait-elle exception parmi les singes dessinateurs ?

Les années 1960 virent ce qui a été plus tard appelé l’âge d’or du dessin simiesque. À cette époque, plusieurs psychologues s’intéressent aux œuvres réalisées le plus souvent par des chimpanzés. L’un des plus connus, Desmond Morris, publiera Biologie de l’art dans lequel il retrace la création artistique des primates et regroupe tous les dessins et peintures de singes de l’époque. Il travaillera aussi à faire connaître les œuvres de son chimpanzé mâle Congo à la télévision et lors d’expositions dans les plus grandes galeries du monde. Congo montra en effet un intérêt particulier pour la peinture, réalisant plusieurs centaines de tableaux jusqu’à son adolescence. Cependant, des profils comme ceux de Molly et Congo restent rares.

En octobre 2021, Nénette s’installe pour une nouvelle session de peinture. Marie Pelé, Fourni par l'auteur

Molly n’est plus là, mais une autre femelle orang-outan, elle aussi très âgée, peint et dessine dès qu’on lui en donne l’occasion. Il s’agit de Nénette, l’orang-outan star de la Ménagerie du Jardin des Plantes du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Forte de caractère, Nénette peut rester concentrée plusieurs dizaines de minutes sur un même dessin ; fait assez rare tant les orangs-outans sont des animaux curieux et facétieux. Avec l’équipe qui prend soin de Nénette, nous venons de mettre en place un nouveau protocole de recherche pour mieux appréhender et mieux comprendre le dessin chez cette femelle orang-outan. Les dessins de Nénette ont-ils des points communs avec ceux de Molly ? Si oui, lesquels ? Affaire à suivre…

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