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Plus de justice sociale signifie d’abord repenser la propriété de l’entreprise

‘Justice fiscale’, Rue Ordener, Paris, 28 janvier 2019. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Le pacte proposé par dix-neuf ONG, organisations et syndicats mardi 5 mars afin de « faire face à l’urgence sociale et économique » fait état de 66 propositions. Parmi ces dernières nombreuses sont celles qui concernent la place du salarié dans l’entreprise et la nécessité d’une réforme en profondeur de cette dernière.

Certes, la mobilisation des entreprises a été, à la demande d’Emmanuel Macron, l’un des éléments de réponse du gouvernement face au mouvement de contestation en France incarné par les « gilets jaunes ».

Mais les pistes de réflexion les plus commentées se cantonnent pour l’essentiel à la fiscalité. On évoque ainsi le retour de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune dans sa forme précédente ou encore de la création d’une tranche supplémentaire dans le barème de l’impôt sur le revenu. Récemment, le président de la République a fait quelques concessions concernant l’attribution de primes, l’augmentation du smic et la suppression de la hausse de la CSG pour une partie des retraités.

C’est pourtant d’abord au sein de l’entreprise que la justice sociale doit prendre racine. L’entreprise est en effet le lieu où prennent naissance les différences de revenus, à commencer par les inégalités entre femmes et hommes, et c’est également l’espace où se négocie le pouvoir d’achat.

Est-il raisonnable que l’action publique accepte ce niveau primaire d’inégalité, quel qu’il soit, et fasse porter tout l’effort sur la politique fiscale ?

Mieux représenter les salariés au conseil d’administration

Le système fiscal et redistributif français prend comme donné les revenus qui rémunèrent la contribution des salariés à la production de biens et services.

Ces revenus du travail représentent approximativement les deux tiers du revenu national dans la plupart des pays économiquement avancés. Cette importante contribution du travail, relativement à celle du « capital » (c’est-à-dire de la propriété de l’entreprise au sens strict), ne se reflète cependant pas dans les formes qui fondent, en droit comme en pratique, ladite propriété de l’entreprise.

En tout premier lieu, les conseils d’administration des entreprises privées françaises n’accordent que peu de représentation aux salariés. Si la loi sur la sécurisation de l’emploi, adoptée en mai 2013, a changé la donne en accordant plus de place aux travailleurs au sein des conseils d’administration ou de surveillance (désormais obligatoire pour les entreprises employant au moins 10 000 travailleurs dans le monde ou 5 000 sur le territoire français) cela n’est pas généralisé à toutes les entreprises.

On est donc bien loin d’une majorité – simple ou des deux tiers – qui se rapprocherait de la part relative du travail dans la génération des revenus.

En Norvège et en Suède, pourtant, les salariés occupent de droit un tiers des sièges de conseil d’administration dans la plupart des entreprises. En Allemagne, cette représentation peut aller jusqu’à la moitié, dans les entreprises comptant plus de 2 000 salariés. Un tel niveau de représentation reste, dans le monde, l’exception plutôt que la règle.

Cette observation seule suggère qu’il faut établir un nouveau contrat social et réduire les inégalités produites par le secteur privé. La réponse par la seule fiscalité peut-elle réellement y contribuer ?

Siège social du groupe Grieg, Bergen, Norvège. Dans ce pays les salariés occupent de droit un tiers des sièges du CA. Guttorm Raknes/Wikimedia, CC BY-NC

Des impôts plus justes ne résolvent pas tout

Le mouvement des « gilets jaunes » a, dès le 17 novembre 2018, dénoncé les inégalités en matière de fiscalité et exprimé un besoin de réformer celle-ci afin de rendre les impôts plus justes, plus transparents et plus efficaces.

Lyon, Place Djebraïl Bahadourian. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Mais, si réformer la fiscalité dans le sens souhaité par la majorité, voire l’ensemble des contribuables est très important, s’agit-il de la seule dimension que nous devons avoir en tête ?

Non seulement cette question peut être posée, mais elle doit également s’inscrire dans une réflexion plus large, celle de la réforme du capitalisme.

Le récent « Manifeste pour le progrès social » (en particulier son chapitre 6), dont Marc Fleurbaey est l’éditeur, ainsi que le rapport de l’éminent « International Panel on Social Progress » proposent de nombreuses pistes de réflexions sur ces sujets.


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Réduire les marges, préserver les salaires

Parmi ces dernières, il semble ainsi crucial de s’atteler à redéfinir la notion de propriété de l’entreprise. Plus spécifiquement, une meilleure représentation des salariés dans les organes de décision des entreprises permettrait une répartition des revenus générés par l’activité plus juste socialement.

Pourquoi, par exemple, ne pas générer un accroissement des salaires tout en réduisant les marges de profit, ce qui préserverait le pouvoir d’achat des salariés en empêchant la hausse des prix ? Doit-on accepter que les salaires des employés ne soient pas significativement ajustés vers le haut dès lors que les profits de l’entreprise sont élevés ?

De récentes initiatives apportent une réponse tranchée à ces questions. Par exemple, c’est un principe novateur qui est mis en œuvre au sein de la PME Web-atrio, où la co-décision permet aux employés de décider eux-mêmes de la hausse des salaires.

Plus généralement, l’objectif des entreprises ne peut se limiter à rendre maximale leur valeur sur les marchés sans s’inscrire dans une notion plus large de « bien-être » incluant celui de ses salariés. De ce point de vue, développer l’actionnariat salarié n’est pas suffisant puisqu’il s’agit d’aller au-delà de l’objectif de valorisation des entreprises par les marchés. Il paraît plus que jamais nécessaire que l’évolution des salaires soit déterminée par un organe de décision au sein duquel la représentation des salariés soit substantielle.

On pourra rétorquer que rien ne peut être fait dans le cadre d’une nation qui serait seule à redéfinir le partage du profit des entreprises. Dans un monde globalisé où la mobilité du capital n’a jamais été aussi élevée, le risque est grand que l’activité de production se délocalise vers des pays où les propriétaires de l’entreprise seraient protégés contre de telles velléités. On peut néanmoins tenter de changer l’accès à la propriété de l’entreprise, à condition de mettre en place une coopération internationale de façon durable.

Reportage C dans l’air, sur la délocalisation d’entreprises en France, le 1 er mars 2018.

La France initiatrice d’une action publique ambitieuse

La France pourrait être l’initiatrice de cette action publique ambitieuse en s’attaquant à l’inégale répartition des revenus de la production au sein des entreprises.

Un tel objectif doit évidemment être partagé par l’ensemble des pays de l’Union européenne afin de limiter la concurrence fiscale et sociale en son sein. Il faut en effet veiller à ce que les taux de croissance des salaires – relativement à celui de la productivité – ne divergent pas trop entre pays.

Après l’examen par le Sénat en janvier 2019, les travaux de la commission mixte paritaire sur la loi Pacte (le plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) dont l’objectif est de stimuler l’innovation, la croissance et l’emploi) pourraient être l’occasion d’amorcer une profonde réflexion. La France et l’Europe ne doivent pas sous-estimer la possibilité de faire école sur ce thème, et ce, bien au-delà de leurs frontières.

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