Menu Close

Politique de la ville : la création de quartiers prioritaires, une arme à double tranchant pour les établissements scolaires ?

Les toits de Paris
En définissant des quartiers prioritaires, la politique de la ville redessine la carte de l'attractivité des établissements scolaires. Shutterstock

Depuis la fin des années 1970, la politique de la ville a multiplié les dispositifs de soutien aux quartiers qualifiés au départ de « sensibles », puis plus récemment de « prioritaires » : rénovation des logements insalubres, construction de logements sociaux, lutte contre la délinquance, exonérations fiscales visant à soutenir l’installation des entreprises et à créer des emplois pour les résidents, soutien à l’éducation et à la réussite scolaire.

Pourtant, les violences urbaines qui jalonnent l’histoire des banlieues françaises depuis presque cinquante ans illustrent les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics pour enrayer la paupérisation croissante de certains quartiers, et les phénomènes de ségrégation urbaine.

Le taux de pauvreté est ainsi encore en moyenne trois fois plus élevé dans les quartiers « prioritaires », comparé aux autres quartiers de la même unité urbaine (43 % contre 13,5 %), le taux de chômage plus de deux fois supérieur (18,6 % vs 8,5 %), la part des résidents étrangers 2,4 fois plus forte (21,8 % vs 9,2 %), et la part des locataires du parc HLM 4,6 fois plus importante (74 % vs 16 %).

De nombreux travaux académiques ont analysé les raisons pour lesquelles « les politiques zonées », malgré d’importants moyens financiers déployés, n’ont pas produit les résultats escomptés. Les exonérations fiscales ont par exemple permis d’attirer des entreprises et de créer des emplois, mais ces gains se sont souvent opérés au détriment des quartiers avoisinants, ils ont bénéficié à des populations qui n’étaient pas celles ciblées au départ, et ils se sont rapidement taris au cours du temps.

Par ailleurs, la labellisation même des quartiers (« sensibles » ou « prioritaires ») est de nature à engendrer des effets de stigmatisation qui peuvent aussi s’avérer contre-productifs. Dans une étude récente, qui mobilise des données du service statistique du ministère de l’Éducation nationale (DEPP), nous montrons que les collèges des quartiers labélisés comme « prioritaires » ont justement souffert d’une telle stigmatisation.

Carte scolaire et stratégies familiales

En France, le choix du collège représente une décision importante pour les familles, car il conditionne très largement les parcours éducatifs et la réussite scolaire ultérieure des élèves. Les parents sont donc particulièrement attentifs au moment de choisir en amont leur quartier de résidence, du fait de la sectorisation.

S’ils disposent d’une information imparfaite sur la composition sociale et la qualité des établissements scolaires, la labélisation d’un quartier peut véhiculer un signal négatif (similaire à celui envoyé par les politiques d’éducation prioritaire) susceptible d’altérer la réputation du collège de secteur. La carte scolaire n’étant que partiellement contraignante en France, ce signal peut pousser les parents à éviter le collège de secteur, soit en déménageant, soit en optant pour un collège privé, soit en demandant une dérogation pour inscrire leur enfant dans un autre collège public.

La carte scolaire favorise-t-elle la mixité sociale ? (La Croix, 2017).

Sur la période 2010-2019 en France, à l’entrée en 6e, nous estimons que près de 25 % des élèves étaient scolarisés dans un autre collège public que le collège de secteur (et un peu plus de 20 % dans un collège privé). Les dérogations ne sont en effet octroyées que dans des cas bien spécifiques (par exemple ceux des élèves boursiers, handicapés, désirant suivre une filière spécifique, ou ayant déjà un frère ou une sœur dans l’établissement en question), et dans la limite des places encore disponibles dans le collège demandé.

D’un point de vue empirique, l’effet « net » des politiques zonées sur le choix des collèges, leur composition sociale et les résultats scolaires est difficile à quantifier, car il implique d’identifier séparément l’impact de la politique (entre ressources supplémentaires et effet de stigmatisation potentiel) et l’impact du quartier (la qualité du collège de secteur ayant déjà été internalisée en amont par les parents).

Afin d’isoler l’effet causal spécifique de la politique, nous utilisons l’expérience « naturelle » offerte par une réforme de la politique de la ville survenue en 2014, dite réforme « Lamy », qui a redessiné la géographie prioritaire.

Établissements scolaires et géographie prioritaire

La loi « Lamy » du 21 février 2014, du nom du ministre délégué de la Ville, François Lamy, a mis en œuvre une réforme du cadre de la politique de la ville visant à concentrer davantage de moyens financiers sur les quartiers les plus défavorisés. Les zones cibles, qualifiées de « Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville » (ou QPV), ont été identifiées sur la base d’un critère unique : le revenu des résidents.

La construction du zonage a été opérée sur la base d’un carroyage très fin (200m x 200m) du territoire français, et par l’amalgame des carreaux contigus caractérisés par un revenu médian inférieur à un seuil de pauvreté prédéfini par les pouvoirs publics – seuil fixé à 60 % d’une moyenne pondérée du revenu médian national et du revenu médian de l’unité urbaine englobant chaque carreau.

Par souci de transparence, les pouvoirs publics ont aussi créé un moteur de recherche Internet permettant d’identifier le contour des quartiers de la politique de la ville, ce qui a favorisé une diffusion rapide de l’information.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

La réforme Lamy a réduit considérablement le nombre de quartiers « traités » par la politique de la ville (1514 contre près de 2500 auparavant). Les zones disposant d’un revenu médian supérieur au seuil de pauvreté, mais qui bénéficiaient de la politique avant 2014, sont sorties du dispositif. À l’inverse, les zones situées au-dessous du seuil de pauvreté, mais qui n’étaient pas éligibles avant 2014, le sont devenues.

Ainsi, toutes choses égales par ailleurs (en particulier la carte scolaire qui n’a pas été modifiée par la réforme), des collèges situés dans les nouveaux quartiers prioritaires sont « entrés » dans le giron de la politique de la ville, tandis que des collèges situés dans les zones anciennement couvertes en sont « sortis ». La figure 1 illustre le changement de statut des collèges affectés par la réforme pour la région parisienne, qui sont nombreux.

Les quartiers prioritaires apparaissent en gris, les anciens quartiers de la politique de la ville sont en vert. Les diamants bleus sont les collèges situés dans le zonage de la politique avant 2014, mais dans les quartiers disqualifiés ensuite par la réforme. Les cercles bleus sont les collèges situés dans le zonage de la politique après 2014, mais qui n’étaient pas dans les quartiers ciblés par la politique avant la réforme. Garrouste et Lafourcade (2023), Fourni par l'auteur

Nous exploitons ces changements spatio-temporels sur l’ensemble de la France pour évaluer l’impact de la politique de la ville. Nous comparons les inscriptions en 6e et le taux de réussite au Brevet en 3e dans les collèges des quartiers nouvellement labélisés et les collèges « témoins » des quartiers situés juste au-dessus du seuil de pauvreté n’ayant jamais été « traités » par la politique de la ville (qui sont par définition très similaires aux quartiers « entrants »).

Nous évaluons aussi l’impact de la politique pour les collèges des zones disqualifiées, que nous comparons aux collèges « témoins » des quartiers « traités » par la politique avant 2014, et qui le sont restés après.

Des effets stigmatisants de la politique de la ville

Des effets de stigmatisation très significatifs apparaissent pour les collèges de secteur des quartiers nouvellement labélisés. Après 2014, ceux-ci ont connu une chute annuelle moyenne de leurs effectifs de 4 points de pourcentage par rapport aux collèges de secteur « témoins », soit l’équivalent de six élèves en moins par collège. Cette pénalité persiste jusqu’à cinq ans après la mise en place de la nouvelle géographie prioritaire.

La chute des effectifs s’explique par des effets d’évitement généralisés de la part des familles, mais différenciés selon leur statut socioéconomique ou leur profession. Les parents de catégories socio-professionnelles modestes ont évité le collège de secteur au profit d’un autre collège public hors zonage de la politique de la ville. Les parents issus des classes moyennes ou supérieures ont eux opté pour le secteur privé. Il est intéressant de noter que la réforme n’a pas modifié les choix de collège des parents enseignants ou assimilés, les plus à même de connaître la qualité des établissements scolaires, attestant du mécanisme informationnel à l’origine de la stigmatisation des collèges.

On n’observe en revanche aucune réduction du nombre d’élèves résidant dans les secteurs scolaires touchés par la réforme, ce qui suggère que les familles ont cherché à changer de collège mais n’ont pas déménagé. La stigmatisation engendrée par la labélisation a donc plutôt modifié les choix scolaires des parents sans provoquer une fuite des plus favorisés vers d’autres quartiers hors zonage.


Read more: Lycées : le clivage public/privé, au cœur de la ségrégation scolaire


On observe également post-réforme une légère diminution des résultats au Brevet des collèges, qui ne persiste heureusement pas au cours du temps, mais qui illustre des effets de recomposition sociale ayant supplanté à court terme l’effet positif des politiques de soutien à la réussite scolaire mises en place dans les nouveaux quartiers prioritaires.

On n’observe pas non plus, en moyenne, de hausse d’effectifs dans les collèges publics sortis du zonage, comparé aux collèges « témoins » des quartiers encore « traités » par la politique de la ville. La stigmatisation des collèges engendrée par la politique est d’autant plus difficile à dissiper que seuls les parents issus de milieux modestes semblent réagir positivement à la suppression du label « politique de la ville ». Les choix d’établissement des autres parents restent inchangés : on peut alors parler d’« effets de cliquet », qui bloquent la réversibilité du stigma à long terme.

Ces résultats posent la question de la pertinence des politiques « zonées » pour aider les résidents des quartiers populaires. Ne vaudrait-il pas mieux cibler directement les élèves en difficulté plutôt que les quartiers et leurs établissements scolaires ?


Le projet ILSESD (Influence de l’environnement social local sur les décisions de scolarisation) est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now