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Quelle est la signification de la critique radicale de l’antiracisme ?

Une manifestante brandi une pancarte dénonçant le racisme systémique à Seattle, États-Unis, le 12 juin 2020.
Une manifestante brandi une pancarte dénonçant le racisme systémique à Seattle, États-Unis, le 12 juin 2020. Shutterstock

Pour certains intellectuels, médiatiquement influents, l’antiracisme, autrefois moral, s’est transformé, en devenant politique, en racisme, ce qu’on nomme parfois l’antiracisme racialiste. Comment expliquer ce mouvement et caractériser le courant qui s’en réclame ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et notamment après les réflexions élaborées à l’Unesco débouchant sur les deux premières déclarations sur la question raciale, en 1950 et 1951, l’antiracisme était uniquement considéré dans sa dimension morale : le racisme, c’est le mal. On pensait alors pouvoir éradiquer le racisme avec des arguments plus ou moins scientistes, selon lesquels la race n’a pas de pertinence biologique. Donc, si la race n’existe pas, le racisme, qui est une doctrine de l’inégalité naturelle des races humaines, n’a aucune raison d’être.


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Le retour de la race

Pourtant, malgré ces déclarations, la race est remobilisée par certains militants antiracistes à partir des années 2000, dans une perspective politique, avec « la théorie critique de la race ».

Selon celle-ci, la race est un fait social et non biologique, qui a des effets en termes de discriminations sur les personnes racisées, d’une façon générale les non-Blancs.

Ces analyses nouvelles et d’une grande richesse ont été rendues possibles par un progrès dans la prise de conscience nationale des crimes coloniaux. Elles se fondent aussi sur le constat que la politique d’indifférence à la couleur a échoué. C’est parce que la race a des effets discriminants sur les individus à qui on attribue une race non-blanche (les « racisés ») que l’on ne peut ignorer les identités dites raciales.


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La reconnaissance de celles-ci marque la dissension avec les anti-antiracistes, fortement critiques à l’égard de ce « retour » de la race et, selon eux, du risque d’essentialiser ces identités.

Cette dissension a un moment fondateur : dans son premier livre, La force du préjugé, paru en 1988, le politologue français Pierre-André Taguieff sous-estime les dimensions institutionnelles du racisme. Il défend un modèle théorique proche de celui du psychologue américain Gordon W. Allport, lequel privilégie dans The Nature of Prejudice (1954), une acception du racisme en tant qu’attribut des agents individuels. Néanmoins, la pertinence du concept de racisme n’est pas mise en cause et Taguieff en renouvelle l’étude en insistant sur l’émergence d’une forme différentialiste (c’est-à-dire qui insiste sur la différence et non sur l’inégalité).

Mais, dans cette perspective, il ne peut exister « un racisme sans racistes », c’est-à-dire un racisme produit par le fonctionnement des institutions sans que, nécessairement, les membres de celles-ci soient explicitement racistes dans leurs comportements ou dans leur idéologie.

Le racisme crée donc bel et bien et reproduit des rapports inégalitaires et des discriminations. Mais l’antiracisme qui insiste sur cette dimension institutionnelle serait devenu fou. Pourtant, rien ne nous oblige à opposer racisme institutionnel et racisme individuel : plus encore, penser l’un sans l’autre supposerait que l’on fasse abstraction du « milieu sociopolitique et culturel des agents impliqués et des normes morales qui régissent leur environnement ».

Le racisme : injure ou réalité sociale ?

Cette critique de l’antiracisme se développe dans des milieux qui insistent sur l’importance de l’appartenance à la nation et, corrélativement, exaltent les valeurs de la République.

On peut donc la qualifier de « nationale-républicaine » et, redisons-le, la caractériser par le rejet de l’idée d’un racisme comme rapport social : il résulterait uniquement d’attitudes individuelles, éventuellement traduites en actes hostiles, qu’une idéologie justifierait. C’est dans le cadre de cette opposition théorique que va se développer une véritable guerre des idées, aux conséquences politiques fortes.

Le terrain pour ce changement de paradigme trouve ses racines dans les années 1990 : dans les articles de du sociologue Paul Yonnet dans la revue Le Débat et dans l’infléchissement de la pensée de Taguieff, repérable dès 1993. Dans un article paru dans la revue esprit Esprit (mars-avril), significativement intitulé « Comment peut-on être antiraciste ? », il notait que « la notion de racisme paraît confuse, voire autocontradictoire » et proposait de « refuser toute spécificité aux phénomènes ordinairement caractérisés en tant que racistes ».

Il en déduisait « l’effacement de la valeur conceptuelle du terme de racisme », et voyait en lui un « opérateur d’illégitimation, applicable à tout comportement qu’un sujet se propose de dénoncer, de condamner ou de combattre ». Le philosophe Roger-Pol Droit écrivait alors lucidement : « N’allez surtout pas croire que le racisme ait la moindre réalité, ce n’est qu’une injure à éliminer. »

Dès lors, on en déduit que ce n’est pas le racisme qui pose problème, ce sont les mouvements qui s’y opposent, d’autant que Taguieff n’hésite pas à attribuer la responsabilité de la « grande vague de confusion idéologique » à une « certaine prédication antiraciste ». On est ainsi tout à fait disposé à accepter que non seulement l’antiracisme est plus préoccupant mais qu’il est aussi plus nocif que le racisme.

La confusion des idées

De ce mouvement vers la réaction, nous avions pourtant été avertis une nouvelle fois, en 2002, par l’historien Daniel Lindenberg et son Rappel à l’ordre (sous-titré, sans ambiguïté, « Enquête sur les nouveaux réactionnaires ». L’ouvrage fut voué aux gémonies : l’Histoire n’a pourtant invalidé aucune de ses propositions.

Ce qui avait été justement qualifié de « libération de la parole gauloise », cette supposée levée générale des tabous, n’était en réalité qu’une revendication de l’expression des passions et des aversions au détriment de l’argumentation. De cette « libération », Michel Onfray, et sa revue Front populaire, témoignent régulièrement : son dernier numéro s’inquiète de la tyrannie des minorités (de « l’art de détruire la France » !), ces dernières étant énoncées, dans un inventaire à la Prévert, sans traduire le moindre rapport à la réalité, « européisme, immigrationnisme, transgenrisme », etc.).

Les réactionnaires d’hier et d’aujourd’hui condamnent la société métissée (la mixophilie, c’est-à-dire l’amour du métissage, étant définie comme le mal qui nous menace, en quelque sorte l’arme secrète du « grand remplacement » !), au nom de la prééminence de la nation sur l’individu et, chemin faisant, contestent l’idée d’une humanité commune. Ils se gaussent des « naïvetés » du cosmopolitisme, instruisent le procès de l’égalité et, bien entendu, celui de l’islam, n’hésitant pas à revendiquer leur islamophobie, tout en se plaignant de l’inconsistance « scientifique » du terme.

La confusion des idées, dont parlait Roger-Pol Droit dans l’article de 1993, a produit une aberration idéologique : au lieu de se préoccuper de la réalité des discriminations dont les personnes racisées sont victimes, on préfère reprocher aux antiracistes d’essentialiser les identités raciales, ce qui ferait d’eux, au moins implicitement, des racistes. C’est ne pas comprendre que la prise en compte des mécanismes de racialisation et d’assignation subie vise non pas à exalter des identités particulières mais, in fine, à déracialiser la société, c’est-à-dire, dans le cas américain, banaliser et diversifier les interactions entre Blancs et Noirs. Cet objectif peut être considéré comme un bien collectif dont la réalisation est assimilable à un devoir de citoyenneté.

Faire de l’antiracisme une expression forte de la haine envers l’Occident et les Blancs, est incongru. Tout comme est indigne l’affirmation selon laquelle la « civilisation occidentale » est la seule et unique civilisation, la seule source de savoir légitime, et que la pensée décoloniale est une imposture. Comment mieux justifier la colonisation et le faire, hélas, au nom de l’universalisme, en réalité de son dévoiement au service des causes les plus criminelles ?


Alain Policar vient de publier « La haine de l’antiracisme » aux Éditions Textuel.

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