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RSE ou gestion dans l’intérêt de l’entreprise ? La fiscalité semble parfois répondre en faveur de. la gestion commerciale. Shutterstock

Responsabilité sociale des entreprises : un droit fiscal à contre-courant ?

Les derniers étés se sont montrés propices aux déclarations fortes mettant en cause la portée des discours sur la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). L’an dernier, le magazine The Economist titrait sur l’inconsistance des normes internationales ; cette année, les agences de notation ont annoncé qu’elles ne publieront plus d’indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sur les crédits qu’elles évaluent. Déjà, fin 2022, Terrence Keeley, un ancien cadre du fonds d’investissement BlackRock et d’UBS, publiait Sustainable, un livre dans lequel il indiquait que ces critères étaient « cassés ».

De plus en plus de voix réclament alors la mise en place d’un cadre normatif contraignant. Le droit fiscal, notamment, semble ramer à contre-courant des enjeux environnementaux et sociaux en priorisant, comme le montreront ici quelques exemples, ce qui relève de la gestion commerciale sur la RSE.

De façon générale, le législateur a introduit avec la loi Pacte la possibilité pour les entreprises d’énoncer leur raison d’être, voire d’obtenir la qualification d’entreprise à mission pour informer le public de l’importance qu’elle accorde aux principes de responsabilité sociale. Cette mission doit être inscrite dans les statuts de la société et son suivi contrôlé tous les deux ans au moins par un organisme tiers indépendant. Par ce processus, les entreprises auraient vocation à modifier leur comportement envers leurs différentes parties prenantes et à contribuer ainsi à un meilleur respect des normes sociales et environnementales.

S’est alors posée la question : est-ce qu’une entreprise peut se prévaloir de son souci de respecter des normes ESG pour justifier des dépenses et déclarer une somme moindre aux impôts ? S’engager ainsi est-il fiscalement valorisé ?

Rien que la gestion commerciale normale

La réponse ministérielle, formulée en novembre 2021, est la suivante :

« Conformément aux dispositions de l’article 39 du code général des impôts et à la jurisprudence constante du Conseil d’État, une charge n’est, de manière générale, déductible du résultat imposable que si elle est engagée dans l’intérêt direct de l’exploitation, ou si elle se rattache à la gestion normale de l’entreprise. Ainsi, sont admises en déduction du résultat imposable les charges effectivement supportées par l’entreprise, qui sont liées à l’exercice de son activité, et dont elle retire une contrepartie réelle, directe et proportionnée au montant engagé. À défaut, la dépense ne peut être déduite fiscalement, et doit être réintégrée au bénéfice imposable de l’entreprise. Les opérations réalisées ou les charges supportées en vue d’assurer sans contrepartie des avantages à des tiers ne correspondent pas, en principe, à une gestion commerciale normale. »

Autrement dit, l’entreprise peut modifier son comportement ; fiscalement, cela ne change rien : seul compte le critère de la gestion commerciale normale.

Le Conseil d’État adopte une position plus explicite encore sur les renonciations à recettes, c’est-à-dire les pertes de recettes volontaires sans que celle-ci ne concorde à l’activité commerciale de l’entreprise :

« La circonstance qu’une renonciation à recettes par une société de capitaux au bénéfice de ses associés serait conforme à l’objet social de l’entreprise n’est pas à elle seule de nature à faire regarder cette renonciation comme étant dans l’intérêt propre de l’entreprise. »

La rédaction de l’objet social, c’est-à-dire ce qui décrit l’activité de l’entreprise, ne permet pas par principe de justifier des dépenses passées par l’entreprise. Si elle veut effectuer des dépenses dans une autre perspective que l’exercice pur de son activité, reste la possibilité de recourir au mécénat. Dans ce cas, le fisc ne manquera pas de vérifier si les dépenses engagées ne masquent pas en fait des pratiques de sponsoring, c’est-à-dire de parrainage, pour vérifier si l’entreprise est en droit se prévaloir des déductions fiscales prévues pour les dépenses de mécénat.

Des justifications (mais des contradictions aussi)

La solution se justifie, elle n’en est pas moins critiquable. En effet, si la jurisprudence administrative énonçait une position contraire, il suffirait pour les entreprises de modifier leur objet social pour faciliter les dépenses de l’entreprise et réduire ainsi le bénéfice imposable. Et par la même l’alimentation du budget de l’État et les finances publiques !

Si seul importe le critère d’une gestion commerciale normale, encore faudrait-il toutefois préciser les contours d’une telle gestion. Les associations de défense de l’environnement critiquent par exemple les procédures baillons menées par de grandes entreprises, les menaçant de procès longs et coûteux pour les dissuader de révéler leurs pratiques contraires à la protection de l’environnement.

Quand bien même les juges condamneraient ces pratiques procédurales en attribuant des dommages-intérêts aux associations sur le fondement de l’abus du droit d’agir en justice, l’ensemble de ces dépenses reste fiscalement déductible pour l’entreprise. La contradiction est ici patente : l’entreprise est sommée de se comporter de façon citoyenne mais seules les dépenses conformes à son intérêt commercial sont déductibles, même si elles relèveraient de comportements de voyou.

Jeter plutôt que recycler ?

La réglementation est ainsi loin d’être cohérente. Un autre exemple est celui de l’économie circulaire. Le législateur a introduit toute une série de dispositions pour la développer et pour limiter la consommation et le gaspillage des ressources et la production des déchets. Il est à ce titre prévu des dispositions pour encourager les dons des invendus non alimentaires (art. 541-15-8 Code de l’environnement). L’objectif est louable, mais sa mise en œuvre critiquable.

Tout d’abord, contrairement à ce que pourrait laisser penser la présentation ministérielle, nous ne sommes en présence que d’une interdiction très relative de jeter ou détruire des produits non alimentaires invendus. L’obligation de réemploi ne concerne que les produits d’hygiène et de puériculture. Une entreprise peut donc parfaitement continuer de détruire ses invendus et même y trouver un gain financier.

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En effet, lors de l’acquisition des biens, l’entreprise déduit la TVA ; lorsqu’elle les revend, elle collecte la TVA. A la fin du cycle, l’entreprise doit alors acquitter auprès de l’administration fiscale la différence entre la TVA collectée et la TVA déduite. Si elle préfère détruire son stock avec constat d’huissier, conformément àla doctrine fiscale de l’administration, l’entreprise n’a pas à reverser le montant de la TVA qu’elle a pu déduire. Si elle accorde des réductions de prix pour écouler son stock, non seulement elle risque de porter atteinte à sa réputation – argument avancé par les entreprises de luxe pour justifier les destructions de leurs marchandises – mais en plus elle collectera un montant de TVA moindre. La facture fiscale est alors plus élevée que sans la réduction, mais aussi potentiellement plus élevée qu’en détruisant les produits.

Pratiquement, il peut être ainsi plus rentable et conforme à une meilleure gestion commerciale pour une entreprise de détruire ses invendus. Soyons cyniques : même si s’applique la sanction administrative de 15 000 euros pour non-respect de la réglementation en matière de recyclage, l’entreprise n’a fiscalement pas vraiment intérêt à être socialement responsable à partir du moment où l’application de la doctrine administrative peut se révéler plus rémunératrice.

En résumé, la mise en œuvre des principes de responsabilité sociale n’est pas dissociable d’une réflexion d’ensemble sur les mécanismes fiscaux qui encadrent la vie des entreprises.

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