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Sciences humaines et sociales : revues en grève, qui sont-elles ?

Avec une diversité de modèles, les revues de sciences humaines misent sur le dialogue entre les disciplines et alimentent le débat public. Vincentag on Visualhunt

Depuis deux mois, dans le prolongement de la mobilisation contre la réforme des retraites, les membres de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inquiètent de la précarité grandissante des étudiant·e·s et des jeunes enseignant·e·s chercheur·e·s . Ils s’élèvent contre les évolutions de leur statut et celles du financement de la recherche que pourrait entériner la prochaine loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR).

Dans ce cadre, plus de cent revues académiques se sont déclarées solidaires du mouvement, « en lutte », voire en grève. Très largement issues des sciences humaines et sociales, elles veulent ainsi accorder à celles et ceux qui les produisent le temps nécessaire à la mobilisation. Par ce biais, elles mettent aussi en avant le rôle central qu’elles ont pu acquérir dans le système tant politique qu’économique et symbolique de la recherche.

Pourtant, ce mouvement a surpris, d’autant qu’à de rares exceptions (du côté de revues très généralistes comme Esprit ou Critique, ou de revues liées aux mondes militants comme Mouvements ou Vacarme), elles sont très peu connues du grand public, et de moins en moins présentes dans les rayonnages même des librairies spécialisées.

Diversité éditoriale

Comment les présenter de manière synthétique ? En réalité, il serait illusoire de chercher une formule qui résume précisément leur rôle. Il faut au contraire prendre acte de leur très grande diversité. Les revues peuvent être généralistes ou spécialisées, se centrer sur un domaine de recherche ou croiser les disciplines.

Elles sont diffusées en ligne ou en format « papier », sont payantes ou en accès libre. Certaines publient des textes à flux continu (au fur et à mesure qu’ils sont proposés et acceptés), d’autres les regroupent au sein de dossiers (qui ont ou non fait l’objet d’un appel à contribution au sein de la communauté scientifique)… Et entre ces multiples classifications, toutes les combinaisons sont possibles !

Une même diversité est à l’œuvre concernant leurs influences respectives dans les mondes de la recherche pour lesquels elles comptent. Si les influences officielles sont très différentes au sein des instances d’évaluation, du type Conseil National des Universités (CNU), Comité National de la Recherche scientifique (CoNRS) ou Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (Hcéres), elles exercent une influence officieuse bien réelle sur les carrières des chercheur·e·s .

Y publier régulièrement, si ce n’est fréquemment, est déterminant tant pour être recruté que pour avancer dans la carrière. Il est également important de participer à l’un de ces différents comités :

  • comité scientifique : l’instance, souvent inactive, de légitimation ;

  • comité de rédaction ou éditorial : les chevilles scientifiques des revues, qui fabriquent scientifiquement chaque numéro ;

  • comité de lecture : les chercheur·e·s qui évaluent les articles soumis par les auteurs et autrices.

Cette influence se manifeste avec plus ou moins d’acuité selon les disciplines : par exemple, en économie, la plupart des publications se font dans les revues et elles sont interclassées de manière très hiérarchisée. En histoire, les ouvrages, collectifs ou individuels, occupent une place tout aussi voire plus importante que les revues.

Un modèle économique singulier

Lieux de pouvoir, les revues se caractérisent aussi par des économies singulières, renforcées par le fait que les chercheur·e·s qui y participent le font à titre bénévole – sauf dans quelques rares cas qui rémunèrent. Quand ces chercheur·e·s sont titulaires, ce n’est pas vraiment du bénévolat, puisque cela contribue avec d’autres responsabilités à leur carrière, même si cela ne fait pas en soi partie de leurs fonctions.

Quand ils ne sont pas titulaires (précaires et/ou doctorant·e·s ), cela ressemble à tout sauf à une sinécure. Dans tous les cas, cette économie échappe pour tout ou partie aux chercheur·e·s mêmes – certaines revues poussant le bouchon jusqu’à leur faire payer un coût d’entrée – évidemment pris sur leurs contrats de recherche, donc le plus souvent de l’argent public, pour payer à un savoir public le droit d’être diffusé…


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Dans la continuité de cette économie complexe, une autre originalité de ce mouvement des revues est d’avoir rappelé, s’il le fallait, que les revues ne sont pas faites que par les chercheur·e·s . Comme toute activité scientifique, elles sont rendues possibles par le travail d’un grand nombre de personnes aux statuts variés.

Elles nécessitent une haute technicité prise en charge par toute une série de métiers souvent peu visibles, et le plus souvent malmenés dans leurs conditions de travail : les éditeurs et éditrices (ou encore « secrétaires de rédaction » : parfois fonctionnaires titulaires, parfois en CDD, parfois payés à la tâche comme pour la relecture « ortho-typo »…), des graphistes aussi, et les travailleurs et travailleuses du numérique, de plus en plus centraux dans le paysage éditorial contemporain (que l’on pense à la structure publique qu’est OpenEdition ou à d’autres, privées, comme Cairn.

Entre temps long et fragilité

Dans cette myriade d’activités et de métiers, de modèles économiques et éditoriaux que forment les revues, il faut encore compter avec une temporalité spécifique qui place les rédactions face à des dilemmes. Ce qu’elles bloquent actuellement est un long travail qui a eu lieu pour partie il y a longtemps : commander (directement ou par le biais d’un appel argumenté) un texte, le faire évaluer par les spécialistes du domaine, communiquer ces évaluations aux auteurs et entrer avec eux dans un processus qui nécessite une deuxième (voire troisième et plus) version de leur texte, amener un ensemble de textes à être prêts dans une temporalité rapprochée, les éditorialiser, les mettre en ligne ou les imprimer, etc. Difficile de faire tout cela en moins de deux ans.

D’autre part, si elles devaient documenter ou analyser le mouvement actuel depuis leur propre site, ces analyses ne pourraient donc être publiées que dans un long moment.

Globalement, si ce processus a tout d’un processus vertueux (assurant l’anonymat réciproque des personnes soumettant des papiers et de celles qui les évaluent), il répond aussi aux critères de « l’excellence ». Du coup, arrêter les revues, ou se déclarer « revue en lutte », revient également à s’interroger sur cette dimension : quelle est la part d’accréditation que les revues, volontairement ou non, véhiculent, au-delà de la simple confection d’un savoir intéressant ?

Notons que, comme dans tout contexte dominé par ladite excellence, les revues sont mises en concurrence entre elles. En entamant une réflexion commune, à travers des assemblées générale ou une liste d’échanges, elles espèrent aussi bloquer cette dynamique.

Enfin, en admettant qu’elles ne soient pas épargnées par les rapports de domination qui traversent la société, les revues peuvent être amenées à s’imposer des règles autour de la parité de genre, de la participation de jeunes chercheur·e·s au comité de rédaction… Qu’elles se mobilisent ou non, elles n’ont pas pu échapper à des débats de ce type, sachant qu’il n’est pas de science innocente ou pure (comme peuvent le rappeler les travaux de Donna Haraway ou Isabelle Stengers).


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Dans le contexte actuel, un tel constat vient accréditer la thèse de la précarité comme condition sine qua non de notre temps, selon l’anthropologie d’Anna Tsing. Que les revues tiennent (et tiennent en partie le système d’évaluation du monde de la recherche) ne doit pas occulter le fait que ça ne soit que provisoire, fragile, temporaire. Cela doit aussi inviter à repenser les modes de diffusion des savoirs, jusqu’au langage par lequel nous construisons et transmettons nos savoirs – tout aussi précaires et transitoires que ces revues.


En 2018, la revue Tracés a consacré un numéro spécial au travail des revues en sciences humaines et sociales, intitulé « Faire revue ».

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