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À Toulouse, manifestation et appel à la grève féministe pour la journée des droits des femmes le 8 mars 2023. Charly TRIBALLEAU / AFP)

« Si on s’arrête le monde s’arrête » ou comment la grève féministe s’est installée en France

« Si on s’arrête le monde s’arrête », « 8 mars 15h40 grève féministe » sont quelques-uns des slogans diffusés pour appeler à la grève féministe en France.

Ce mot d’ordre émerge depuis quelques années dans le mouvement féministe français, dans la continuité des grèves féministes menées à l’international (Argentine, Suisse, Espagne, Chili, etc.) qui ont rassemblé des milliers de personnes.

La pratique de la grève est classique du mouvement ouvrier et chez les féministes, comme le rappelait Eva Gueguen dans son mémoire, L’arme des travailleuses, c’est la grève ! Appropriation et usages de la grève par le mouvement féministe à l’assemblée générale féministe Paris-Banlieue (2023, Paris Dauphine). Mais la « grève féministe » quant à elle connaît un regain depuis la seconde moitié des années 2010, devenant l’une des revendications mises en avant à l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes du 8 mars. Comment ce mot d’ordre s’est-il imposé ? À quoi renvoie-t-il ?

Un outil révolutionnaire ?

Tout d’abord, la grève féministe renvoie à l’arrêt du travail productif (rémunéré dans la sphère professionnelle) et celui reproductif réalisé gratuitement (travail domestique, de soin, etc.).

Les militant·e·s expliquent que ce dernier est majoritairement réalisé par des femmes (et des minorités de genre, c’est-à-dire les personnes trans’ et non binaires) et invisibilisé dans la société.

La grève féministe ambitionne de faire reconnaître ce travail considéré comme essentiel dans les économies et pour lequel « si on s’arrête, le monde s’arrête », c’est-à-dire, selon ce slogan féministe, si celles-ci ne le réalisaient plus, l’économie ne pourrait plus fonctionner.


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Il s’agit par la grève de transformer la société et reconfigurer les rapports sociaux. Les militantes, rencontrées lors d’un atelier sur la grève féministe (Coordination féministe à Rennes, le 22 janvier 2022) souhaitent « mettre en lumière à la fois l’aspect économique de l’oppression des femmes et les conséquences économiques concrètes » sur l’organisation du pays quand elles cessent leur activité, « dégager du temps » pour d’autres activités que le travail, et rassembler largement autour de cette revendication en mobilisant l’ensemble du mouvement social et pas uniquement les féministes.

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La grève féministe est alors un outil permettant de penser ensemble l’imbrication entre différents rapports de domination – patriarcat, capitalisme, racisme –. Pour le 8 mars 2024, les militantes appellent par exemple au « partage du temps de travail et des richesses », au droit à disposer de son corps, ou encore dénoncent la loi asile-immigration considérée comme raciste et antiféministe.

En somme, la grève féministe se pose « à rebours d’une vision des féminismes comme « confinées » (à un secteur, une revendication, une minorité), en liant le féminisme au reste des mouvements sociaux.


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Inspirations internationales

La diffusion de cette revendication en France s’inscrit dans un contexte de mobilisation internationale autour des grèves féministes. À partir de 2016, celles-ci se multiplient en Pologne, Argentine, Suisse, Chili, etc. C’est aussi le cas en Espagne où les militantes appellent à cesser le travail pendant 24h le 8 mars 2018.

La mobilisation est conséquente, réunissant 5 millions de personnes où les militantes dénoncent « les féminicides et les agressions, les humiliations, les exclusions, l’ensemble des violences machistes » auxquelles sont exposées les femmes

La grève espagnole « inspire le mouvement féministe français », elle est qualifiée « d’initiative extraordinaire » qui montre que la grève est un « outil qui fonctionne » indique en entretien une militante de la Coordination féministe. L’ampleur de ce mouvement a ainsi inscrit les revendications féministes dans les sphères politiques et médiatiques. Rappelons que le Premier ministre espagnol a d’ailleurs défilé en tête de cortège lors de la grève féministe l’année suivante, quelques semaines avant la tenue des législatives.

Manifestation féministe à Barcelone, le 8 mars sur la Gran Via le 8 mars 2029 : les militantes avaient appelé à l’arrêt de toute activité pendant deux heures. Pau Barrena/AFP

Prenant acte de ce phénomène, les féministes françaises ont établi et entretiennent des liens avec ces militantes internationales. Celles-ci se rencontrent dans des espaces politiques et syndicaux de gauche – par exemple au sein de la Quatrième internationale, organisation trotskyste – ou lors de rencontres féministes internationales, comme celles organisées par Toutes en grève à Toulouse en 2019. Les féministes échangent sur leurs expériences et modes d’action.

Les mouvements de grévistes à Toulouse ont été particulièrement actifs, d’une part du fait de la proximité des militantes avec celles Espagnoles, mais aussi historique, car réactivant une initiative précédente, celle du collectif Grève des femmes qui existe dans la région depuis 2012.

Mouvement sans précédent le 8 mars 2018 en Espagne (Courrier International).

À ce titre, plusieurs militantes de la Coordination féministe (anciennement au collectif toulousain Toutes en grève 31) expliquent avoir repris les modalités d’organisation des grèves italiennes et espagnoles, qui fonctionnent avec des assemblées et des petits groupes de travail.

C’est donc dans ce sillage internationaliste que la grève féministe émerge en France.

« Si on s’arrête, le monde s’arrête »

Dans une temporalité similaire, « On arrête toutes » se forme à Paris, en 2019 et propose de faire grève le 8 mars en arrêtant le travail à 15h40. Ce chiffre symbolique correspond chaque jour à l’heure à laquelle les femmes arrêtent d’être payées par rapport aux hommes, au regard des 26 % d’écart salarial entre femmes et hommes.

Ce projet va ensuite prendre de l’ampleur. Toutes en grève 31 organise des rencontres internationales en octobre 2019 pour appeler à la grève générale du 8 mars 2020 et dans la continuité, la Coordination féministe – réseau d’associations, collectifs et assemblées féministes en France – est créé en 2020, structurant progressivement son activité autour de la grève féministe.

D’autres collectifs s’en saisissent progressivement, comme « Nous toutes », qui y appelle pour la première fois à l’occasion du 8 mars 2024, avec un consortium d’organisations dont la Coordination féministe.

Le 8 mars on arrête tout !

Un cadre théorique issu de la pensée féministe-marxiste

Au-delà des circulations militantes internationales, la diffusion de la grève féministe, passe par des actrices féministes issues de différentes sphères (académique, associative ou encore syndicale) de « l’espace de la cause des femmes ».

Elles interviennent dans des syndicats, des conférences, ou encore dans des interviews ou des articles.

Cette organisation s’appuie aussi sur la mobilisation d’un corpus féministe-marxiste des théories de la reproduction sociale. Celles-ci reprennent les analyses de Marx, « étendues au travail reproductif des femmes et à leur rôle dans les rapports de (re)production capitaliste ». Ces théories mettent en lumière le travail reproductif principalement pris en charge par les femmes, consistant à « produire l’être humain », c’est-à-dire l’ensemble des activités nécessaires à produire le travailleur, à faire en sorte qu’il/elle soit apte au travail dit productif au quotidien (travail domestique, prise en charge des enfants, mais aussi santé publique, éducation, etc.).

Cette critique du travail reproductif s’inscrit dans le cadre de travaux plus larges liant capitalisme et patriarcat, comme l’expliquent des autrices telles que Verónica Gago, Silvia Federici ou encore Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser.

Si ces ouvrages féministes-marxistes ne sont qu’un point d’appui pour les militant·es, leur circulation va accompagner le regain d’intérêt pour la grève féministe « qui réintègre alors les répertoires d’action collective de certaines parties du mouvement féministe » depuis quelques années.

Si en France les grèves ne sont pas aussi massives que dans d’autres pays comme l’Espagne ou l’Argentine, elles offrent la possibilité aux féministes de faire considérer la cause féministe comme un projet politique global qui vise à la transformation des rapports sociaux. En 2024, pour la première fois, au-delà d’une centaine de collectifs féministes ce sont aussi huit organisations syndicales qui appellent ensemble à faire grève le 8 mars.

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