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Le système de prix défavorise très largement les pays du Sud. Shutterstock

Un commerce agricole plus équitable, mais à quel prix ?

En dépit d’une inflation forte sur les produits alimentaires, le commerce équitable a résisté en France. De nombreux consommateurs restent attachés à rendre leur acte d’achat responsable mais ils ne réalisent guère qu’en réalité, les primes accordées pour mieux rémunérer les producteurs sont loin de pouvoir combler les différences de revenus qui existent entre les agriculteurs dans le monde. Pour un même travail, un producteur d’un pays pauvre gagne 70 fois moins qu’un producteur d’un pays riche.

Ces différences résident fondamentalement dans des différences de productivités considérables. Comment, dans ces conditions, assurer une juste rémunération du travail aux agriculteurs si leurs produits sont payés au même prix ? Certes, reconquérir un pouvoir de marché face aux géants du commerce de céréales ou des grands négociants du café et du cacao est une option utile que promeut le commerce équitable, mais l’enjeu est de modifier la façon de calculer le prix, pour qu’il soit juste – c’est-à-dire qu’il intègre le droit à une rémunération équitable, à un environnement préservé et à un niveau de vie décent. Il est notamment au cœur de demandes de pays africains, qui espèrent d’ici février 2024, date où se tiendra la 13e conférence ministérielle de cette instance, des évolutions des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en ce qui concerne l’agriculture.

Deux réponses partielles

Les écarts de revenus et les conditions de misère de nombreux agriculteurs, notamment au Sud, interrogent sur les fondements de rémunérations du travail agricole si inégales. Le commerce équitable ainsi que d’autres formes de soutien au revenu des agriculteurs se veulent être des réponses, mais celles-ci restent limitées.

Les promoteurs du commerce équitable s’engagent sur des normes de partenariat avec aujourd’hui plus de 3,5 millions de producteurs à travers 84 pays dans le monde. Ils jouent sur le fait que dans certaines filières, le café par exemple, il est possible de multiplier par 3 ou 4 le prix payé au producteur avec une hausse de seulement 15 à 20 % du prix au détail. Cet effet de levier peut paraître séduisant pour des consommateurs éthiques prêts à faire un effort financier. Cependant, ces produits labellisés plus chers prennent les caractéristiques d’un bien de luxe : ils restent des produits de niche dont la vente dépend de consommateurs jouissant d’une position sociale élevée. Tout élargissement à d’autres acheteurs aurait pour contrepartie une baisse des prix.

Les politiques publiques d’aide aux revenus agricoles, quant à elles, ont été les voies traditionnelles empruntées par les États pour soutenir les agriculteurs, qu’il s’agisse d’aides directes ou de systèmes de régulation des prix. Elles sont souvent couplées à des politiques de gestion des marchés et à des protections douanières. Elles inspirent les tenants du néoprotectionnisme, notamment en Afrique, qui y voient le moyen de soutenir les revenus agricoles en se protégeant des fluctuations et du niveau bas des prix mondiaux. Aujourd’hui, la tarification douanière en Afrique reste faible, inférieure à 15 %. Des mesures de protection peuvent-elles en outre suffire à combler l’écart de revenus considérable qui existe entre agriculteurs du monde et qui réside dans les énormes différences de productivité entre agriculteurs ?

Les poids des pays les plus productifs

Selon les données de la Banque mondiale, les 10 % des pays les plus riches produisent une valeur ajoutée agricole par travailleur 70,4 fois plus élevée que celle des 10 % des pays les plus pauvres. Cette mesure inclut les différences d’aides au revenu mais elles restent mineures ; la valeur ajoutée reflète donc bien la productivité. Cela signifie que parce qu’un paysan aura mis 70 fois plus de temps à produire le même produit faute de conditions favorables, il recevra une rémunération de son travail 70 fois inférieure à un agriculteur très productif dès lors que le produit est payé au même prix.

Or les marchés agricoles internationaux sont dominés par les pays à revenu élevé : ce sont eux qui ont la plus forte productivité du travail agricole et qui peuvent plus facilement exporter leurs surplus. Ils entrent aisément en concurrence avec des produits substituables des pays à revenu faible.

Les prix internationaux sont ainsi fixés par les agriculteurs ayant la plus forte productivité et incorporent parfois des aides de leurs États (au stockage, à l’export ou à la production) qui accroissent l’offre et facilitent l’écoulement. Les autres producteurs doivent s’aligner pour soit vendre à l’international, soit rester compétitifs face aux importations concurrentes : blé de Russie, d’Ukraine, d’Argentine ou de l’UE vis-à-vis de céréales locales africaines, banane d’Équateur versus celles d’Afrique de l’Ouest par exemple.

Cela s’éloigne de l’idée que l’on se fait communément de l’équité. La question de la juste rémunération du travail agricole doit donc être abordée à travers une réflexion plus générale sur les prix et donc les règles du commerce.

Le prix unique, un dogme à revoir

Pour l’Organisation mondiale du commerce (OMC), une transaction est équitable si elle respecte une procédure non-discriminatoire que l’on peut réduire à deux principes : égalité des possibilités d’accès au marché pour tous les acteurs et, une fois le marché pénétré, égalité des opportunités de répondre aux demandes. Or, en réalité, les agriculteurs les moins performants se trouvent recevoir une rémunération inférieure pour un effort égal à ceux des plus performants. Par ailleurs, les accès aux terres et aux financements des paysans du Sud et des agriculteurs du Nord sont différents. Une procédure jugée équitable par l’OMC crée en fait une situation qui crée de l’inégalité de revenu dès lors que les produits sont payés à un prix unique.

La prise en compte les externalités négatives liées à la production agricole pourrait déjà renouveler la discussion du prix équitable. On dispose par exemple d’études sur les coûts sociétaux et environnementaux cachés de quelques filières agricoles – comme le café ou le cacao. Elles montrent comment le prix sous-évalue considérablement la valeur réelle de la production : pas de prise en compte du coût des émissions de CO2 ou de la consommation d’eau, de conditions sociales et de revenus décents… Des pratiques durables diviseraient par 2 à 6 les coûts sociétaux cachés. Quantifier les externalités négatives de la production agricole invite à interroger le prix de la justice économique, qui garantit les droits à un environnement préservé, à un niveau de vie décent et qui n’hypothèque pas la qualité de vie des générations futures.

Les discussions autour du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne avaient mis en lumière le caractère obsolète des accords de l’OMC, qui défendent les lois d’un marché indifférent au coût social et environnemental des activités commerciales. Reste à modifier la notion de dumping portée par l’OMC. Un projet de décision porté par les États-Unis en décembre 2020 proposait :

« Le fait que des pouvoirs publics n’adoptent ni n’appliquent des lois et des réglementations assurant la protection de l’environnement à un niveau égal ou supérieur aux normes fondamentales constituera une subvention pouvant donner lieu à une action. »

La proposition vise le dumping social et environnemental qui pourrait donner lieu à une taxe à l’importation de ce produit. En définitive, c’est la notion de prix unique de concurrence, soi-disant garant de l’équité (commerciale), qui est remise en question jusqu’au sein de l’OMC. Elle s’oppose à celle d’un prix qui assurerait une juste rémunération du travail et serait donc garant d’une équité conforme à la dignité humaine telle que l’exprime la Déclaration universelle des droits de l’homme.

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