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Violences des forces de l’ordre, violences contre les forces de l’ordre

Dispositif policier à Nantes la nuit de la Fête de la musique 2021 lors de la manifestation en hommage à Steve Maia Canico, disparu noyé dans la Loire lors de la fête de la musique 2019. Le terme ‘ACAB’ souvent brandi par les manifestants signifie ‘All Cops are Bastards’ (tous les policiers sont des bâtards). LOIC VENANCE / AFP

Le débat public récurrent sur les relations entre forces de l’ordre et population revêt parfois l’allure d’une concurrence victimaire comme si chaque partie tentait d’étouffer la dénonciation de ses méfaits en affichant ses pertes… avec une différence toutefois : on peine à trouver une base d’information sur les violences illégales imputées aux forces de l’ordre.

Des dénonciations apparaissent dans les médias ou sur les réseaux sociaux mais il n’existe pas de recensement officiel, seulement des décomptes partiels, parfois militants. Ainsi à l’occasion de l’épisode des « gilets jaunes », le journaliste David Dufresne a entrepris de recenser sur son compte Twitter (Allo Place Beauveau) et sur Médiapart, des cas de violences policières, à partir de réseaux sociaux, puis de témoignages. Mais cette initiative privée débutée fin 2018 semble avoir cessé début 2021. Par ailleurs le collectif « Désarmons-les » présente un décompte des violences et décès imputés aux forces de l’ordre.

De son côté, l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS) avait introduit dans ses enquêtes de victimation en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) une interrogation sur les violences dont l’auteur aurait été un représentant d’une institution (policier, enseignant, contrôleur des transports en commun, éducateur, représentant d’une institution religieuse). Mais cet observatoire a disparu faute de financements après les élections régionales de 2015.

Violences subies par les forces de l’ordre : des données partielles

La situation est différente du côté des violences subies par les forces de l’ordre. Entre 2012 et 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (OND-RP) – maintenant disparu – a publié des notes et articles sur les morts et blessures en service ou en mission de policiers et de gendarmes.

Les données provenaient de services administratifs de leurs directions générales respectives – direction des Opérations et de l’emploi et celle des personnels militaires d’un côté, de l’autre la direction des Ressources et compétences, le Service de veille opérationnelle et les Secrétariats généraux pour l’administration du ministère de l’Intérieur.

« Payés pour servir pas pour mourir » lit-on sur la bannière de manifestations de policiers devant l’Assemblee Nationale le 19 mai 2021. Thomas Coex/AFP

Récemment, un article des décodeurs du Monde est revenu sur les morts et blessures des seuls policiers.

L’auteur déclare avoir reçu du ministère de l’Intérieur des données sur les morts depuis 1980 et les blessés depuis 2004 en mission – soit dans l’exécution d’une opération ou mission de police au cours de laquelle le fonctionnaire met en œuvre des prérogatives attachées à sa fonction (sic) – sans avoir eu, malheureusement, accès aux bases de données elles-mêmes. Il en conclut que, d’après l’administration, le nombre des morts a fortement baissé en quatre décennies tandis que les blessures ont crû dans la dernière quinzaine d’années. Néanmoins, ces données ne recoupent qu’une petite partie, la plus intense, des violences contre les forces de l’ordre.

Ce n’est pas tout : la statistique des crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie contient deux catégories, les « index 72 » sur les outrages (sans violences physiques) et « index 73 » sur les violences envers des dépositaires de l’autorité publique.

Cette statistique policière compte les procès-verbaux transmis au parquet pour agressions contre des dépositaires de l’autorité publique. Un récent article de presse utilise ces données pour conclure au doublement de ces agressions au cours des vingt dernières années mais sans tenir apparemment compte de la croissance de la population au cours de ces deux décennies, soit 6,5 millions de personnes.

Une comptabilisation insatisfaisante

Leur interprétation n’est cependant pas aussi simple. D’abord, les données qu’affiche le journaliste sont inférieures à celles des relevés totaux de cet index 73 : l’auteur a compté les enregistrements par la police nationale mais n’a pas tenu compte de ceux de la gendarmerie.

S’il pensait saisir ainsi les agressions contre les seuls membres de la police nationale, il faut rappeler que le service qui enregistre ne compte pas seulement les atteintes contre ses propres agents. Elles peuvent également concerner un policier municipal, gendarme, militaire, magistrat, douanier, agent de l’administration pénitentiaire, inspecteur des finances publiques, inspecteur du travail, agents au guichet des administrations.

N’entrent, par ailleurs, en principe dans cette statistique policière que les crimes et délits, soit les agressions d’une certaine gravité : celles qui ont entraîné une incapacité de travail (ITT) supérieure à huit jours… Cependant, pour certaines victimes que le législateur veut protéger particulièrement, tels les dépositaires de l’autorité publique indiqués ci-dessus, toute agression constitue un délit, même en l’absence de dommage physique.

En outre, data.gouv contient une mise en garde sur les effets de la réforme de la statistique de police en avril 2015 : certains types d’infractions ont été enregistrés d’une façon plus systématique et plus fidèle à l’activité des services. De ce fait, la comparaison avec les périodes précédentes peut faire apparaître des hausses qui ne sont que fictives.

Enfin, pour les infractions à victime directe, comme les agressions, l’enregistrement d’une affaire dans la statistique policière dépend surtout de la propension des victimes à déposer plainte (pour les affaires sans victime directe, comme la fraude fiscale ou les affaires de drogue, il dépend surtout de l’initiative des services).

S’agissant d’agents publics, il faudrait donc s’interroger sur l’évolution de cette propension parmi les policiers et gendarmes et des conseils de leur hiérarchie et de leurs syndicats sur ce point.

Vers une source de données extra-administrative ?

Enregistrement des agents tués et blessés ou index 73 de la statistique policière, l’interprétation de ces données se heurte à bien des difficultés. Il serait donc intéressant de disposer d’une source de données extra-administrative.

Jusqu’à présent, les protagonistes du débat ne semblent pas en avoir découvert. Il en existe pourtant une : entre 2007 et 2019, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee, enquête Cadre de vie et sécurité, CVS) a interrogé chaque année les membres d’un échantillon en population générale pour savoir si ses membres avaient été victimes, pendant les deux années précédant l’enquête, de vols, de dégradations ou d’agressions, notamment d’agressions physiques – à l’exclusion des injures, menaces, vols, violences sexuelles et violences par un autre membre du ménage cohabitant au temps de l’enquête.

Manifestation en hommage au policier Eric Masson, assassiné le 19 mai 2021 lors d’une opération sur un réseau de trafics de stupéfiants. Thomas Coex/AFP

Pour tenter de saisir les agressions subies par les professionnels de la sécurité, on peut s’intéresser aux enquêtés appartenant à la catégorie socioprofessionnelle (PCS) 53 de l’Insee – policiers et militaires jusqu’au grade équivalent à sergent-chef selon la fonction ou l’arme, gardiens de l’administration pénitentiaire, pompiers civils et militaires, agents techniques forestiers, agents de sécurité et de surveillance – et la comparer à l’ensemble des enquêtés, plus particulièrement à ceux de 18 à 60 ans.

En raison de la petite taille de l’échantillon, les effectifs de cette PCS y sont assez réduits, entre 130 et 220 personnes sur deux ans selon les campagnes d’enquête. L’extrapolation à l’ensemble de la population concernée comporte donc de larges marges d’incertitude et des fluctuations d’une campagne à l’autre. On remarquera aussi qu’elle n’inclut pas les cadres supérieurs (officiers de gendarmerie, commissaires de police) ou intermédiaires (officiers de police, sous-officiers de gendarmerie au-dessus du grade de maréchal des logis). Ces agents se trouvent dans des PCS de cadres (33) ou professions intermédiaires (45) de la fonction publique. Ils ont peu de chances d’apparaître dans un échantillon de la taille de celui des CVS. Au demeurant, le problème n’est pas rédhibitoire : ce ne sont probablement pas les agents occupant ces postes qui sont les plus exposés aux violences physiques.

Quelques premiers résultats

Grâce à l’étude des résultats de l’enquête Insee, on peut finalement tenir certaines observations pour raisonnablement solides.

D’abord, les professionnels de la sécurité sont nettement plus victimes de violences physiques que l’ensemble des actifs de 18 à 60 ans.

En empilant l’ensemble des enquêtes CVS pour atteindre des effectifs plus solides, on décompte dans cette PCS une prévalence d’agressions physiques de 7,44 %, tandis qu’elle est de 3,02 % pour l’ensemble des 18 à 60 ans. À vrai dire, ce premier constat n’étonne guère : il serait étonnant que les professionnels de la sécurité soient moins exposés que l’ensemble de la population au risque de violence physique.

Ensuite, la tendance d’évolution est plutôt à la stagnation sur la période observée : le taux de victimes dépassait déjà 9 % en 2006-07 et en 2008-09. On peut cependant relever une légère augmentation à la fin de la période observée (2015-2018) qui correspond à la vague d’attentats terroristes puis à l’épisode des « gilets jaunes ». La pandémie a empêché la réalisation en 2020 de l’enquête sur 2018-2019 et l’on ne dispose pas encore des résultats de la campagne de 2021.

Figure 1 : Victimes d’agressions physiques (%) Enquêtes CVS (18-60 ans et PCS53), champ : France métropolitaine. Calculs OSCJ d’après des donnés Insee-CVS, Fourni par l'auteur

Enfin, sur l’ensemble de la période (2005-2018), on relève parmi les membres de la PCS 53 une forte multivictimation : elle atteint en moyenne 2,28 agressions physiques sur deux ans alors qu’elle est seulement de 1,68 pour les 18-60 ans.

De tels indicateurs masquent probablement de profondes disparités entre les agents de terrain davantage exposés aux violences que les autres personnels, ainsi que des différences territoriales que la faible taille des échantillons de l’enquête CVS ne permet pas d’exploiter rigoureusement. L’augmentation prochaine de la taille des échantillons des enquêtes de victimation devrait permettre de mieux saisir les atteintes contre les professionnels des forces de sécurité et éventuellement de détailler celles qui ciblent spécifiquement les policiers et les gendarmes.

La nécessité d’un indicateur régulier des violences physiques

L’enquête de victimation pourrait rendre aussi un autre service : fournir un indicateur régulier des violences physiques (légales ou non) imputées aux professionnels de la sécurité.

Attention toutefois à ne pas attendre de ces enquêtes beaucoup de renseignements sur les auteurs de méfaits, puisque ce sont les réponses des victimes qu’elles décomptent. Au cas d’espèce, cependant, on pourrait demander aux enquêtés qui déclarent une agression physique si leur agresseur était un membre des forces de l’ordre. L’enquête CVS ne contenait pas une telle question, mais comme l’Insee abandonne la réalisation de cette enquête nationale, on pourra l’introduire dans la nouvelle enquête nationale de victimation qui va lui succéder ; il suffira de demander si l’auteur était un membre de la police nationale ou de la gendarmerie, ou encore d’une police municipale. Vu l’extension continue de leur champ d’intervention, il serait peut-être utile d’ajouter également le cas d’un agent de sécurité privée.

On disposerait alors d’une source extra-administrative et régulière permettant d’éclairer le débat sur les violences entre forces de l’ordre et population.


Les auteurs codirigent au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales [CESDIP – CNRS, UVSQ (Paris-Saclay), CyU, MJ] un Observatoire scientifique du crime et de la Justice dont le site mesure l’évolution sur le long terme de la délinquance et du sentiment d’insécurité.

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