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Des clients qui dépassent les bornes et un management distant : avez-vous la chance d’avoir une « communauté de pratique » ?

Quand un client dépasse les bornes, le collectif sait parfois prendre le relai. Shutterstock

Que des clients puissent dépasser les bornes et avoir des comportements inacceptables n’est pas un phénomène nouveau. Nos précédents travaux détaillaient déjà la façon dont les organisations de service réagissent aux comportements de réclamations que l’on peut qualifier de « déviants », c’est-à-dire contraires au système de normes. On note toutefois des signes que la relation client continue à se tendre et l’on retrouve probablement ici un facteur aggravant de la désaffection manifeste pour certains métiers mal reconnus comme les livreurs ou les soignants, particulièrement touchés par la « Grande Démission ».

De façon certes plus ponctuelle statistiquement, mais terriblement plus impactante sur un plan symbolique, on voit se multiplier des épisodes violents de la part des clients, aux conséquences pour le personnel allant du (relativement) bénin, ce pilote d’avion récemment frappé par un passager pour un vol en retard par exemple, au dramatique avec par exemple, un employé d’une boutique Bouygues Télécom poignardé par un client en 2021 pour des différends commerciaux.

Comment les employés s’organisent-ils pour tenir et pour gérer ces clients ? Les études sur le sujet font le constat récurrent d’un certain désarroi de leur part, du fait notamment d’une absence fréquente de soutien de la part de l’organisation et de son management. Comment font-ils dès lors qu’ils se retrouvent seuls face aux clients pour gérer ces situations tendues ? Et les pratiques de terrain qui leur permettent de faire face au quotidien, d’où viennent-elles ?

C’est à ces questions que notre recherche, menée dans le contexte d’un organisme social en France, a tenté d’apporter des réponses. Les agents de cet organisme sont chargés de la gestion et de l’attribution de certaines prestations aux résidents d’un département français et rencontrent régulièrement des situations tendues avec les usagers que ce soit au guichet ou au téléphone. La complexité des procédures d’attribution, la lourdeur bureaucratique et la multiplicité des partenaires impliqués génèrent en effet des situations d’autant plus sensibles que l’attribution ou non d’une prestation particulière a un impact direct sur les ressources financières des familles concernées.

Des partages d’expériences

La littérature en sociologie du travail a bien mis en évidence le rôle clé du collectif de travail en matière émotionnelle. Avoir des collègues attentifs permet, dans les cas où on subit l’agressivité du client, de tenir grâce à leur soutien émotionnel. Mais ce dernier ne raconte qu’une partie de l’histoire, car il faut aussi comprendre comment le collectif de travail permet d’inventer des réponses pour répondre aux clients et trouver une solution, pas simplement un palliatif.

C’est ce que permet de saisir la notion de communauté de pratique, forgée notamment par l’anthropologue Jean Lave et le sociologue Étienne Wenger dans un ouvrage de 1991. Une communauté de pratique est un groupe informel de personnes liées les unes aux autres par le partage des expériences et l’élaboration de pratiques communes pour faire face aux problèmes quotidiens. Le concept visait à l’origine à rendre compte des solutions trouvées par les réparateurs de photocopieuses de Xerox, mais il s’applique aujourd’hui à une variété de situations organisationnelles.

Dans le contexte que nous avons étudié, les agents au contact devaient répondre à des demandes des usagers (soit au téléphone, soit au guichet), demandes qui s’avéraient parfois problématiques, soit sur le fond (par exemple une demande illégitime d’information confidentielle), soit sur la forme (par exemple des insultes à l’attention du personnel). Nos observations montrent que face à l’absence de solution satisfaisante proposée par l’organisation, les agents ont élaboré eux-mêmes leurs réponses à ces problèmes quotidiens pour réussir à faire leur travail malgré tout.

« Il me fait le coup de Hulk »

C’est à l’occasion du repas pris en commun, ou d’une pause entre deux appels téléphoniques reçus, ou même pendant un appel téléphonique qui semble délicat à gérer et mobilise l’attention des collègues proches, que se discutent les situations délicates : quel est le problème ? que faut-il faire ? comment faire maintenant, et la prochaine fois ? Ces discussions permettent d’élaborer de façon continue des solutions. Les agents expérimentés savaient par exemple quels arguments utiliser pour recadrer des demandeurs insistants, et ces arguments étaient discutés et partagés avec les collègues plus novices.

Cette élaboration collective permanente de réponses aux comportements déviants permet de développer un répertoire de pratiques relationnelles dans lequel chacune et chacun vient puiser. La discussion des réponses possibles faisait que le celui-ci était en permanence actualisé. Le répertoire jouait ainsi un rôle de boîte à outils partagée, qui permettait d’une part à chacun de s’en sortir « à sa façon » sans devoir complètement inventer ses pratiques non plus ; et d’autre part au groupe d’avoir une référence commune garantissant une bonne coordination.

La situation du « Hulk » illustre parfaitement cette double fonction du répertoire. Une agente fait irruption dans une salle où des collègues étaient en pause, et s’écrie :

« P… ! J’ai quelqu’un qui est en train de me faire le coup de Hulk ! »

Elle venait d’annoncer au visiteur un énième report du paiement de ses droits car il manquait encore des pièces dans son dossier, alors qu’il était venu justement à la suite d’une précédente notification de pièces manquantes.

Comprenant immédiatement ce qui se joue, deux de ses collègues se ruent au guichet pour contrôler le client, tandis que l’agente reste avec trois autres collègues qui la rassurent. On voit ici tout ce que contient ce mot « Hulk » : la référence imagée à une situation certes extrême mais déjà rencontrée à ce guichet, qui voit un usager perdre tout contrôle et aller jusqu’à arracher ses vêtements ; mais aussi le protocole de réponse collective et coordonnée pour régler rapidement cette situation explosive. Répondre rapidement et sans trop réfléchir est ici permis par le travail d’élaboration collective continue d’un répertoire de pratiques, dans le cadre des communautés de pratiques des agents.

Pour les managers, le pari de la discrétion ?

Pour le manager qui lirait ces lignes, les conclusions à en tirer sont à la fois évidentes et paradoxales. Évidentes parce qu’il suffirait de créer des communautés de pratique parmi les employés au contact des clients pour enlever un caillou dans la chaussure.

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Pourtant, ce n’est pas si intuitif que cela. D’une part parce que les travaux de recherche en management portant sur la question, insistent beaucoup sur l’importance pour le manager d’être plus présent, attentif, et réactif aux difficultés et questions des employés qui touchent à des clients aux comportements contraires aux normes (on parle de « déviance » en sociologie) : plus d’écoute et plus de soutien, donc, ce qui se combine assez mal à première vue avec la volonté de laisser faire la communauté de pratique.

D’autre part, parce qu’une communauté de pratique est un acteur social informel et spontané, qu’on ne décrète pas. Qu’un manager crée une communauté de pratiques face à la déviance des clients n’a donc pas de sens, et il s’agit plutôt d’adopter une posture de soutien indirect au développement de la communauté de pratiques. C’est, par exemple, s’assurer de la présence d’une salle de repos et de temps de pauses, pour favoriser les discussions à propos des clients, dont on a vu combien elles étaient nécessaires et efficaces. Un manager discret donc, pas spécialement héroïque face aux clients qui vont trop loin, mais qui fait en sorte que ses collaborateurs puissent inventer leurs propres pratiques relationnelles.

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