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Grève des livreurs Uber Eats : le dialogue social dans l'impasse ?

Vélo aux couleurs d'Uber Eats
Les livreurs Uber Eats ont cessé le travail le premier week-end de décembre. Flickr/Harry_nl, CC BY-SA

Depuis une dizaine d’années, les conditions de travail des livreurs des plates-formes font les gros titres des actualités françaises : conflictualité suite aux baisses successives des tarifications chez Deliveroo depuis 2017, condamnations de Take Eat Easy et Deliveroo pour travail dissimulé. Dernière actualité en date, les livreurs Uber Eats se sont mobilisés le premier week-end de décembre, à l'appel du syndicat Union-Indépendants, des fédérations CGT Transports et SUD-Commerces, contre le nouveau système de rémunération dite dynamique lancé le 10 octobre dernier.

Ce système vise à introduire plus de variabilité dans la rémunération en fonction du temps et de la distance parcourue calculée par un algorithme, avec la promesse d’augmenter le revenu moyen, selon Uber Eats. Cependant, les livreurs et leurs représentants critiquent cette approche, constatant une diminution de leurs revenus et un changement unilatéral de leurs conditions de travail, sans consultation ni négociation.

L’impasse de l’autorégulation

Face à ces enjeux, comment améliorer les conditions de rémunération et de travail des livreurs des plates-formes ? Une proposition consisterait à encourager l’autorégulation des plates-formes, les incitant à prendre en compte les intérêts de toutes leurs parties prenantes, au-delà de la simple création de valeur pour les propriétaires d’entreprise.

Au-delà de l’augmentation des tarifs, l’autorégulation pourrait conduire à des conditions qui permettent de placer les individus en situation de développer leurs propres compétences. En rendant transparents les outils algorithmiques de gestion et en intégrant les travailleurs dans la gouvernance, cette autorégulation renforce leur poids dans la prise de décision sur les critères guidant leur travail.

En somme, l’autorégulation pourrait favoriser une conciliation entre les objectifs économiques des plates-formes et le bien-être des travailleurs, surtout pour celles mettant en avant un travail qualifié et un lien de confiance entre travailleurs et plate-forme, à l’instar des hôtes Airbnb.

Cependant, ces approches d’autorégulation peinent à convaincre les plates-formes caractérisées par un travail peu qualifié et routinier, où les tâches peuvent être facilement parcellisées en microactions (aller au restaurant, récupérer la commande, se déplacer chez le client, livrer la commande, attendre une nouvelle mission, et retourner près des restaurants), surveillées à distance grâce à la géolocalisation et au prélèvement automatique de données smartphones.

Dans un marché où le principe du « winner takes all » (le gagnant rafle tout) prévaut, les entreprises oligopoles peuvent être tentées d’abuser de leur pouvoir, rendant l’autorégulation inefficace. Cette réalité a été mise en lumière lors d’une réunion interne le 21 novembre entre Uber Eats et les représentants internes des livreurs, où les revendications sur les rémunérations ont été ignorées.

Ce manque de réaction reflète une vision néo-taylorienne du travail, considérant les conflits comme le résultat d’une prétendue tendance à la paresse naturelle des travailleurs, lesquels refuseraient l’idéal méritocratique et le paiement à la juste valeur des efforts déployés dans l’accomplissement de leurs missions.

Aux yeux d’Uber Eats et de la Fédération nationale des autoentrepreneurs (FNAE), la mobilisation des livreurs est vue comme illégitime. Face à cette résistance intraitable du travail réel, les plates-formes numériques nourrissent l’utopie du remplacement du travail humain par celui des machines, envisageant des voitures autonomes, drones ou robots pour remplacer les livreurs. En attendant les robots, prenons soin du présent…

Le législateur face aux plates-formes

Face aux plates-formes numériques peu enclines à améliorer les conditions de travail de leurs travailleurs, perçus comme indépendants et ayant la liberté de contracter ou de cumuler des activités, les autorités publiques à différents niveaux, qu’il s’agisse des régions (comme l’AB5 en Californie votée en 2019, remise en cause par la justice début 2023), des nations (comme la loi sur les « riders » en Espagne obligeant la salarisation des livreurs depuis 2021) ou des instances supranationales, adoptent une approche de régulation du secteur.

En Europe, un projet de directive européenne, proposé en décembre 2021, cherche à instaurer une « présomption de salariat » avec cinq critères : la rémunération fixée par la plate-forme, le port d’uniforme obligatoire, l’interdiction de travailler pour d’autres entreprises, l’interdiction de refuser des missions, et des horaires fixés par la plate-forme avec supervision des prestations à distance.

Si au moins deux de ces critères sont présents, la plate-forme serait qualifiée d’« employeur » et soumise au code du travail national. Les eurodéputés doivent encore surmonter des divergences importantes, le texte final n’étant pas encore voté, et sa mise en application étant envisagée au mieux en 2025, voire plus tard.

Dans ce paysage régulateur, la France se démarque en cherchant à promouvoir le dialogue social entre travailleurs et plates-formes numériques, tout en rejetant le cadre salarial. Les élections professionnelles de l’Autorité des relations sociales des plates-formes d’emploi (ARPE), en mai 2022, ont ainsi constitué une expérimentation inédite. Cependant, cette initiative a été affaiblie par un taux de participation très bas des livreurs (de l’ordre de 1,83 %) et le refus de certains collectifs de participer à l’élection.

De manière ironique, le dialogue social orchestré par l’ARPE a conduit à la conclusion d’un accord sectoriel en avril 2023, établissant une garantie minimale de revenu horaire à 11,75 euros hors taxe, principalement sous l’impulsion de la FNAE.

Cet accord a suscité une vive controverse et une opposition, notamment de la part d’Unions-Indépendants, car il garantissait une rémunération basée uniquement sur le temps actif de livraison, excluant le temps connecté et passé en attente de nouvelles commandes et en préparation par le restaurateur. Il s’est avéré que ce revenu minimal était inférieur à ce que percevaient déjà la majorité des livreurs avant la conclusion de l’accord.

Heurs et malheurs du dialogue social

Le mouvement de grève des livreurs Uber Eats du week-end dernier met clairement en évidence les limites de cette expérimentation du dialogue social. Les plates-formes dominantes utilisent en effet le dialogue social comme un moyen de légitimer leur modèle d’affaires en concluant des accords superficiels qui ne remettent pas en question leur mode de fonctionnement.

Ce dialogue social a également été entravé par le refus des grandes plates-formes d’ouvrir leurs algorithmes et d’engager des discussions à leur sujet. Dans le même temps, les plates-formes minoritaires, qui aspirent à adopter un modèle d’affaires respectueux des parties prenantes, en particulier des livreurs, se retrouvent invisibilisées.

Toutes ces difficultés font émerger un questionnement plus large : à l’heure où l’âge d’or des plates-formes semble derrière nous, il est impératif de réfléchir à la transition du modèle économique de ces plates-formes.

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