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Alexandre Loukachenko, le « cobelligérant biélorusse malgré lui »

Alexandre Loukachenko en discussion avec Vladimir Poutine
Alexandre Loukachenko reçu par Vladimir Poutine au Kremlin le 6 avril 2023. Mikhail Klimentyev/Sputnik/AFP

Il y a à peine trois ans, en août 2020, le régime autoritaire biélorusse d’Alexandre Loukachenko vacillait sous la pression d’une vague de contestation inédite, déclenchée par l’annonce des résultats falsifiés de sa sixième élection au poste du président. Au terme de cette crise, il paraissait complètement délégitimé aux yeux de sa propre population, fragilisé d’un côté par les critiques et l’accumulation des sanctions des pays occidentaux, de l’autre par les pressions d’une Russie qui cherchait plus que jamais à le vassaliser.

Et pourtant, en cet automne 2023, il trône toujours dans son palais présidentiel, s’affichant serein et décontracté. Il vient de battre tous les records de longévité au poste de président dans l’espace post-soviétique, y compris celui de l’ancien leader kazakhstanais Noursoultan Nazarbaïev, resté au pouvoir 29 ans. Loukachenko pourrait fêter l’été prochain ses 30 ans à la tête de la Biélorussie.

Comment a-t-il réussi à se maintenir face à la fronde d’une grande partie de sa population et dans un contexte régional hautement instable, bouleversé par la guerre en Ukraine dont il est devenu, à son corps défendant, un cobelligérant aux côtés de la Russie de Vladimir Poutine ?

Le subterfuge de la réforme constitutionnelle de 2022

Sous l’influence et l’insistance russes, l’idée d’une réforme constitutionnelle avait été évoquée depuis la fin 2020 comme un moyen de restaurer la légitimité, fortement érodée, du régime biélorusse.

Le projet de modifications constitutionnelles a été publié le 27 décembre 2021 et, au terme d’un simulacre de consultation populaire, le texte définitif a été approuvé par référendum le 27 février 2022, avec un score soviétique de 82,9 %.

L’un des éléments clés de cette réforme consistait à inscrire dans la constitution l’existence de l’Assemblée populaire panbiélorusse (VNS). Cet organe extra-constitutionnel avait été créé par Loukachenko en 1996 au moment de la crise institutionnelle qui l’avait opposé à l’époque au Parlement. Le rôle principal de la VNS consistait à donner l’apparence d’un large soutien populaire au président, et c’est dans cet objectif qu’elle a été convoquée en février 2021.

La réforme constitutionnelle a doté la VNS de compétences élargies. Des rumeurs insistantes ont annoncé que Loukachenko pourrait en prendre la tête, abandonnant alors le poste de président afin d’éviter les aléas d’une septième élection. Selon certains experts, ce scénario de transfert du pouvoir aurait été soutenu, voire imposé, par la Russie dans l’espoir de pousser Loukachenko à prendre une forme de retraite politique et de mettre en place un successeur plus docile et plus conciliant.

Mais le 24 février, quatre jours avant le référendum biélorusse, la Russie lançait son invasion de l’Ukraine. Le scénario du transfert du pouvoir est immédiatement devenu nettement moins probable, la légitimité et la succession de Loukachenko passant au dernier plan des préoccupations du Kremlin.

Par ailleurs, dans ce nouveau contexte géopolitique, l’opposition en exil, cantonnée de l’autre côté du rideau de fer ne dispose pas de leviers pour susciter une forte mobilisation contestataire dans le pays. In fine, rien ne semble pouvoir empêcher Loukachenko, 69 ans, de se présenter encore, en 2025 puis en 2030, pour deux nouveaux mandats présidentiels successifs. Leur limitation (non rétroactive) était une autre innovation constitutionnelle, à l’image de la fameuse « remise des compteurs à zéro » utilisée en 2020 par son homologue Poutine. Sur le fond, son pouvoir n’a pas été remis en question par cette réforme, en dépit de nombreuses modifications qui ont revêtu en grande partie un caractère purement décoratif.

L’affaiblissement du potentiel contestataire à l’intérieur du pays

La répression tous azimuts lancée à l’automne 2020 s’est poursuivie au cours des années suivantes. L’objectif est non seulement d’étouffer l’expression de la contestation dans l’espace public, mais d’éradiquer autant que possible toute velléité de contestation tout court.

Selon l’ONG de défense des droits humains Viasna, dont le fondateur Ales Bialiatski, prix Nobel de la paix 2022, est en prison pour encore de longues années, plus de 4 000 personnes ont fait l’objet de poursuites pour des motifs politiques depuis 2020 et le nombre de prisonniers politiques a atteint le chiffre record de 2 291 personnes en mai 2023. Il était estimé à presque 5 000 par les représentants de l’opposition en exil.

En mars 2023, plusieurs modifications ont été apportées au code pénal, notamment aux articles concernant le sabotage, la haute trahison ou la diffamation des forces armées. Le nombre de chefs d’accusation passibles de la peine de mort a été élargi, ce qui rend pratiquement impossible l’expression non seulement de la moindre contestation vis-à-vis du régime politique, mais également de toute critique à l’égard du soutien apporté par les autorités biélorusses à la Russie dans la guerre en Ukraine.


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Par ailleurs, le 5 janvier 2023, Loukachenko a approuvé les modifications de la loi sur la citoyenneté, qui prévoit dorénavant la possibilité de déchoir de sa citoyenneté toute personne qui se trouve à l’étranger en cas de condamnation pour « activités extrémistes » ou pour « atteinte grave aux intérêts du pays ». Le 6 mars 2023, plusieurs leaders de l’opposition en exil ont été condamnés par contumace par le tribunal de la ville de Minsk pour extrémisme et tentative de prise du pouvoir par des moyens anticonstitutionnels. Ainsi, Svetlana Tikhanovskaïa, la candidate de l’opposition à la présidentielle de 2020, et Pavel Latouchko, ancien diplomate et ministre de la Culture, ont été respectivement condamnés à 15 et 18 ans de prison, et pourraient donc être déchus de leur nationalité biélorusse.

En revanche, Roman Protassevitch, dont l’arrestation suite à l’atterrissage forcé de l’avion Ryanair en juin 2021 a ébranlé la chronique internationale et conduit au blocage de l’espace aérien biélorusse et au durcissement des sanctions, a été gracié et libéré en mai 2023 après avoir fait, sans doute suite à de fortes pressions, un mea culpa public et vanté les « qualités exceptionnelles » de Loukachenko.

La poursuite des répressions et le début de la guerre en Ukraine ont poussé de nombreux Biélorusses, essentiellement des jeunes entre 20 et 40 ans ayant un bon niveau d’éducation, à émigrer en Pologne, dans les pays baltes et en Géorgie.

Entre 300 000 et 400 000 personnes auraient quitté le pays depuis fin 2020. Cette nouvelle vague d’émigration est la plus importante dans l’histoire de la Biélorussie contemporaine. L’une de ses conséquences immédiates est l’affaiblissement du potentiel contestataire de la société à l’intérieur du pays. Néanmoins, à moyen et long terme, elle pourrait renforcer les capacités de la diaspora biélorusse, politiquement active et déterminée à voir son pays changer.

On a également constaté la radicalisation d’une partie des jeunes Biélorusses, avec la création des bataillons Pahonia et Kastus Kalinouski. Ce dernier, estimé à mille hommes, se compose de volontaires qui se battent au sein de l’armée ukrainienne. Ses leaders envisagent ouvertement le recours aux armes pour renverser le régime d’Alexandre Loukachenko le moment venu.

L’art de l’ambiguïté face à la guerre en Ukraine

Début 2022, Loukachenko semblait s’accommoder du statut de leader d’un pays aux avant-postes du nouveau « rideau de fer », bien à l’abri de l’opposition en exil, des critiques et des sanctions occidentales grâce au parapluie sécuritaire russe.

En revanche, en contrepartie du soutien de Moscou, il a dû faire de nombreuses concessions et négocier âprement avec Poutine tout au long de l’année 2021 sur l’approfondissement de l’intégration dans le cadre de l’État de l’Union Russie-Biélorussie. Le début de la guerre en Ukraine a confirmé la perte de toute autonomie stratégique de Loukachenko, qui n’a eu aucune possibilité de peser sur les choix militaires russes. Il ne pouvait qu’emboîter le pas à Poutine, fournir un soutien logistique à l’armée russe et lui laisser la liberté d’utiliser son territoire en vertu de son statut de l’allié.

Il a toutefois contesté avec véhémence le statut de cobelligérant qui lui a été attribué par les pays occidentaux, mettant en avant le fait qu’il a toujours refusé d’envoyer ses troupes en renfort à la Russie.

D’après lui, il s’est positionné dès le début en faveur d’une résolution rapide du conflit, en proposant d’accueillir les négociations sur le territoire biélorusse, tournant en ridicule les tentatives de déplacer celles-ci en Turquie ou en Arabie saoudite et feignant de ne pas comprendre la décision des dirigeants ukrainiens de trouver un terrain de négociations plus neutre et plus éloigné de la zone du conflit.

Il a récemment évoqué l’idée de la nécessité d’envisager des concessions de la part des deux belligérants, réaffirmé l’urgence de trouver une solution rapide pour mettre fin à la guerre et même commencer à songer à une réconciliation russo-ukranienne. Mais dans le même temps, il continue d’affirmer que la Biélorussie est un « bouclier » qui protège le flanc occidental de la Russie en cas d’attaque des troupes de l’OTAN, et a fait planer une menace palpable sur les pays voisins, en particulier en accueillant de manière ostensible les armes nucléaires russes sur son territoire (ce qu’autorisent les changements apportés à la constitution en février 2022).

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a accru l’importance de la Biélorussie aux yeux du Kremlin. En échange de la « vassalisation » stratégique de la Biélorussie concédé par Loukachenko, le gouvernement russe a accepté de repousser les termes du remboursement de plus de 1 milliard de dollars de dettes biélorusses. En octobre 2022, il a accordé un nouveau crédit de 1,5 milliard de dollars, qui s’est ajouté au 1,5 milliard attribué deux ans plus tôt, au lendemain de la crise politique.

Moscou a soigneusement évité d’augmenter les tarifs sur ses ressources énergétiques et il n’est plus question de limiter l’accès des produits biélorusses agro-alimentaires à son marché. La Russie a également renforcé son aide logistique pour permettre l’acheminement via son territoire des exportations biélorusses vers les pays qui n’appliquent pas des sanctions, notamment la Chine, un acheminement devenu impossible via les pays baltes ou l’Ukraine à cause des sanctions. Une aide a été également promise pour la modernisation des équipements militaires biélorusses, ce que Loukachenko avait auparavant réclamé sans succès.

Lors de sa visite surprise à Minsk le 19 décembre 2022, Poutine s’est dit très satisfait de la coopération sécuritaire entre les deux pays. Quant à Loukachenko, il s’est félicité à l’issue de cette rencontre d’avoir obtenu les concessions économiques, notamment l’assurance du maintien des tarifs préférentiels du gaz. In fine, il est resté fidèle à sa stratégie de marchandage des avantages économiques russes en échange de sa loyauté géopolitique. Par ailleurs, il a endossé avec enthousiasme un rôle de médiateur pour rendre service à Poutine et l’aider à régler le fâcheux épisode de la mutinerie de Wagner en juin 2023, puis accueillir Evguéni Prigojine et le reste de ses troupes en Biélorussie, et dont le sort reste incertain après la mort de Prigojine.

Finalement, depuis le début de la guerre en Ukraine ; Loukachenko a su habilement mettre à profit l’instabilité régionale pour ne plus être inquiété ni par l’opposition biélorusse en exil, ni par les pressions russes sur son éventuelle succession. Sur fond d’érosion de la souveraineté biélorusse, il a réussi à consolider son propre pouvoir. Près de trente ans après avoir pris les rênes du pays, il ne semble pas proche de la sortie…

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