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Chine, Russie, Iran, Corée du Nord : le nouveau pacte des autocrates ?

Plusieurs dirigeants autoritaires avancent leurs pions simultanément. Shutterstock

Force est de constater que le modèle « démocratique libéral », combinant démocratie politique et économie de marché, n’a pas pu s’imposer à l’échelle mondiale. Dans certains pays, un régime de type hybride, qu’on pourrait définir comme « autocratique libéral », s’est imposé au cours du temps. Ce modèle repose sur un leadership peu ou pas démocratique qui s’appuie néanmoins sur un mix de dirigisme et d’économie de marché pour assurer la croissance économique.

Le « CRIC » ou l’alliance des puissances autoritaires

Contrairement aux démocraties libérales, pour ces régimes autoritaires la croissance constitue un objectif en soi : en Chine, par exemple, son taux est souvent fixé par les autorités et c’est à la société de s’adapter, quels que soient les sacrifices que cela impose. La priorité des dirigeants est la suprématie en technologies civiles et militaires et le contrôle des ressources. Dans ce contexte, l’amélioration du niveau de vie des citoyens n’est qu’un bénéfice collatéral, subordonné au premier objectif et sacrifiable en cas de besoin.

Si le respect des droits de l’homme constitue un pilier fondamental des démocraties libérales, il n’est ni une priorité ni une contrainte pour les dirigeants de ces pays autoritaires. En général, leurs dirigeants sont ouvertement opposés à « l’hégémonie occidentale ». De nombreux leaders des pays émergents affichent leur sympathie pour ces pays autoritaires ; à tout le moins, ils commercent sans problème avec eux.

Sur le plan militaire et de défense, les démocraties libérales européennes et nord-américaines sont regroupées autour de l’OTAN. Leader de cette organisation, les États-Unis consacrent depuis de nombreuses années plus de 3,4 % de leur PIB aux dépenses militaires et possèdent des forces armées considérables, comme l’illustrent leurs onze porte-avions en fonction en 2023.

Il y a encore quelque mois, dans les pays occidentaux, l’invasion de l’Ukraine était plutôt vue comme une action isolée de la Russie, mise sur le compte de l’hubris de Vladimir Poutine. L’éventualité d’une coordination des autocrates n’était pas envisagée.

Cette perspective est sur le point d’évoluer rapidement. Le Général Chris Cavoli, commandant des forces armées américaines en Europe, dans un rapport au Sénat (avril 2024) constate qu’un « axe des adversaires », intégrant la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord a vu le jour.

Le 6 avril, Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, a fait part lors d’une interview à la BBC du fait que la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord coopèrent de plus en plus contre les démocraties occidentales et forment aujourd’hui une « alliance des puissances autoritaires ».

Nous proposons d’utiliser l’acronyme CRIC pour nommer ce groupement informel d’intérêts communs, aussi bien économiques que stratégiques. Sous le voile d’une multitude de coïncidences, on décèle une coordination réelle entre les pays du CRIC.

Au-delà des coïncidences

Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la Russie a mobilisé une grande partie de ses forces armées pour avancer en territoire ukrainien. Il s’agit du plus grand conflit en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, entraînant de nombreuses pertes matérielles et en vies humaines, militaires et civiles. Récemment, l’Ukraine a indiqué la perte de 31 000 militaires depuis le début du conflit, nombre qui pourrait être sous-estimé. Les pertes russes sont encore plus importantes. Malgré ces pertes, la Russie maintient l’intensité de l’effort de guerre. À ce jour, il semblerait que l’armée russe en Ukraine dispose d’environ 470 000 hommes, soit 15 % de plus qu’au début de l’invasion.

La Chine, de son côté, augmente la fréquence de ses manœuvres militaires dans le détroit de Taïwan et mène des actions de surveillance renforcées dans cette zone.

Pourtant, la conjonction de l’expansionnisme russe vers l’ouest et de la nouvelle offensive de communication chinoise relative à Taïwan ne semble pas relever du hasard. Cette hypothèse est renforcée par les nombreuses rencontres au sommet des dirigeants de ces deux pays en 2023, et leurs déclarations tonitruantes sur leur amitié indéfectible, notamment lors de l’annonce, le 11 novembre dernier, de leur « partenariat stratégique complet pour une nouvelle ère ».

Le 12 avril, les États-Unis ont rendu publics des documents secrets selon lesquels Pékin fournirait la Russie en moteurs pour les drones et les missiles de croisière, ainsi qu’en composants électroniques militaires et en surveillance satellite.

Sur le plan militaire, l’Iran renforce sa production d’uranium enrichi et soutient, selon l’armée américaine, le Hamas et les attaques de navires commerciaux par les rebelles houthis en mer Rouge. En réponse à des attaques israéliennes ciblées, Téhéran a lancé dans la nuit du 13 avril un essaim de drones et missiles en direction de cibles militaires sur le territoire d’Israël – une première attaque directe. La déstabilisation en mer Rouge et le conflit en cours dans la bande de Gaza et, de plus en plus, dans le sud du Liban, paraissent représenter la contribution de l’Iran à l’affaiblissement de l’efficacité militaire des États-Unis, en les obligeant à maintenir une présence sur de multiples fronts, ce qui a tendance à réduire les disponibilités en armes et munitions américaines pour l’Ukraine.

De son côté, la Corée du Nord multiplie les provocations au travers de lancements de missiles balistiques à très longue portée et profère des menaces d’attaque nucléaire contre le Sud.

Sanctions réciproques

Sur le plan économique, la « guerre » entre les deux blocs a déjà débuté. Les États-Unis et leurs alliés ont imposé de fortes sanctions économiques à l’Iran depuis plusieurs années, et à la Corée du Nord et à la Russie depuis 2022. Le rôle principal des sanctions est, bien sûr, de limiter la capacité de ces pays à moderniser leur base industrielle de défense et, dans le cas de l’Iran, de ralentir son programme nucléaire militaire.

Il n’y a aucun conflit ouvert entre la Chine et l’Occident, et pourtant, tant les États-Unis que les pays européens poursuivent depuis quelques années un objectif de découplage économique d’avec la Chine. En 2017, persuadé que la Chine ne respectait pas ses engagements de commerce libre dans les deux sens, Donald Trump a déclenché une offensive économique contre ce pays en promulguant de fortes taxes douanières, Pékin réagissant avec une augmentation équivalente de ses propres taxes sur les produits américains. L’objectif stratégique de Trump était double. D’une part, diminuer la dépendance économique américaine à la Chine ; d’autre part, ralentir le développement technologique chinois dans le domaine militaire, avec un embargo sur l’exportation de technologies américaines militairement sensibles.

Joe Biden a poursuivi et renforcé cette politique de découplage économique, en poursuivant la guerre des tarifs et en favorisant une stratégie de made-in-USA. Il a également renforcé le contrôle sur les composants à application militaire destinés à la Chine, au-delà de l’embargo strict sur les exportations vers la Russie, l’Iran et la Corée du Nord. Depuis décembre 2023, les entreprises qui bénéficient de subventions dans le cadre du programme de développement de microprocesseurs (CHIPS Act de 2022), ne pourront pas travailler pendant 10 ans avec les pays « préoccupants », dont la liste officielle inclut tous les membres du CRIC.

Les Européens ont également adopté une stratégie de réduction de la dépendance par rapport à la Chine, et de ré-industrialisation. Il est par exemple frappant de constater que 50 % des exportations mondiales de fibres de nitrocellulose proviennent de Chine, sachant que ces fibres sont un composant essentiel des obus, si déficitaires sur le front ukrainien. En 2022, l’UE a adopté une directive pour protéger le marché unique contre l’importation de produits subventionnés par des pays tiers, qui vise principalement la Chine. En septembre 2023, l’UE s’est dotée d’un mécanisme anti-coercition, visant à faire face aux pays qui tentent d’imposer un changement dans les politiques des États membres de l’Union en imposant des restrictions commerciales. Cas typique, la Lituanie avait été victime de mesures commerciales restrictives imposées par la Chine pour avoir signé un accord commercial avec le Taïwan en 2021.

Dans l’autre sens, la Russie comptait sur la menace d’une fermeture du gaz pour affaiblir le soutien économique et militaire des Européens aux Ukrainiens – tentative d’intimidation manquée puisque l’Europe a pu rapidement réorienter son approvisionnement en gaz en se tournant vers d’autres pays. Les membres du CRIC, ainsi que des pays comme l’Inde et le Brésil, ont néanmoins permis à la Russie de survivre aux sanctions économiques en faisant plus que se substituer à ses anciens clients et fournisseurs, avec une réorientation des flux commerciaux vers l’Asie.

Au premier trimestre 2024, l’excédent commercial de la Russie s’élevait à 22 milliards de dollars, comparé à 15,4 milliards à la même période en 2023. Selon The Economist, les importations de pétrole russe par la Chine sont passées de 100 000 barils jour avant la guerre à 500 000 barils jour actuellement. En retour, les exportations chinoises vers la Russie dépassent les 100 milliards de dollars en 2023.

Depuis l’automne 2023, la Chine impose également des restrictions sur les exportations de graphite, un conducteur essentiel pour les composants électroniques. Selon des images satellites, la Corée du Nord et la Russie ont mis en place un programme d’échange d’armes contre pétrole, et l’Iran fournit une grande quantité de drones et de technologie militaire à la Russie, dans le cadre d’un vaste partenariat commercial qui implique la construction d’une ligne ferroviaire entre les deux pays.

Ambiguïtés et hésitations américaines

Pendant l’apogée de la guerre froide, les États-Unis se donnaient les moyens de pouvoir mener deux guerres majeures en même temps. Leur revue stratégique de défense nationale 2022 affiche l’objectif de pouvoir remporter une éventuelle confrontation avant tout dans la région indo-pacifique, étant donné la menace venant de Chine, et ensuite en Europe, face au défi russe. Cette formulation ambiguë qui établit un ordre de priorités et la réalité de la course mondiale aux armements, peuvent suggérer que les Américains seraient en difficulté s’il fallait mener deux guerres majeures simultanément sur deux fronts.

À ce jour, le soutien des citoyens occidentaux à l’Ukraine semble s’affaiblir avec l’allongement de la durée du conflit. Les divergences au Congrès américain sur l’utilisation des dépenses publiques, sous l’impulsion des Républicains amis de Donald Trump, ont bloqué pendant six mois la dernière tranche d’aide pour l’Ukraine. Le 20 avril, le Congrès américain a finalement approuvé une aide de 60 milliards de dollars. Le retournement du président du Congrès américain, Mike Johnson, un proche de Donald Trump et longtemps opposé à l’aide à l’Ukraine, et la discrétion de Donald Trump lui-même, laissent penser qu’une forme de prise de conscience s’est opérée, peut-être liée aux nouveaux renseignements militaires.

Entretemps, les Européens ont partiellement pris le relais, avec des contraintes liées à la faiblesse de leur base industrielle de défense. Rishi Sunak, Emmanuel Macron, Georgia Meloni et Olaf Scholz, parmi d’autres dirigeants de l’UE, font preuve d’un fort soutien à l’Ukraine, matérialisé par la signature d’accords bilatéraux sur dix ans, en février 2024. La République tchèque a réussi à mettre en place un programme européen d’achat de munitions d’artillerie et devrait livrer les premiers stocks en juin. Sous impulsion européenne, l’OTAN envisage un programme de financement d’achats de systèmes d’armes et munitions à 5 ans, et un accord a été trouvé en avril pour l’envoi de nouveaux systèmes de défense antiaérienne.

En 2023, les dépenses militaires de l’Europe ont atteint 588 milliards de dollars, soit 62 % de plus qu’en 2014. Avec un net retard sur la Russie, la production européenne d’armes et de munitions commence lentement à monter en puissance.


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Dans ce contexte, de plus en plus de voix s’expriment pour souligner l’erreur de regarder la guerre en Ukraine de manière isolée, en négligeant le contexte géopolitique mondial et la coordination entre les pays du CRIC. Très probablement cet argument a été entendu par les membres plus hésitants du Congrès américain. Si la Russie réussit à s’imposer en Ukraine, il est fort probable que ce soit la première pièce d’un sombre jeu de dominos. Encouragés par ce succès et profitant d’une dynamique favorable, les autres autocrates pourraient alors entreprendre des actions similaires sur les zones frontalières qu’ils revendiquent. Le coût pour endiguer ce processus serait nettement plus élevé que celui nécessaire pour prévenir la chute de la première pièce.

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