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Les initiatives règlementaires récentes en Europe s’inscrivent à contre-courant des projets d’Elon Musk pour le réseau social. Kimihiro Hoshino/AFP

Le Digital Services Act, un frein aux ambitions d’Elon Musk avec Twitter en Europe ?

En quelques jours, deux décisions distinctes prises de part et d’autre de l’Atlantique pourraient s’avérer déterminantes quant à l’avenir de Twitter en Europe. Le 25 avril, aux États-Unis, a été annoncé le rachat pour 44 milliards de dollars du réseau social par Elon Musk, patron de Tesla et SpaceX, et qui compte accessoirement près de 83 millions d’abonnés. Deux jours auparavant, soit le 23 avril, un accord était trouvé sur la législation sur les services numériques au sein de l’Union européenne.

Avec ce Digital Services Act (DSA), l’Union européenne vise notamment un encadrement plus strict des réseaux sociaux et une protection renforcée de leurs utilisateurs, avec par exemple « une procédure de notification et d’action plus claire, qui permettra aux utilisateurs de signaler du contenu illicite en ligne et obligera les plates-formes en ligne à réagir rapidement ».

Triple ambition

Cette initiative pourrait ainsi venir contrecarrer les ambitions d’Elon Musk en matière d’évolution de Twitter. Si l’on en croit la communication de l’homme le plus riche du monde pendant les jours qui ont précédé l’officialisation du rachat, celles-ci semblent concerner trois dimensions :

  • Une dimension business : on peut imaginer qu’en détenant un média aussi influent, Elon Musk disposera d’un outil bénéfique à ses affaires, dans l’aérospatiale avec SpaceX ou dans les véhicules électriques avec Tesla, voire dans ses autres projets comme les cryptomonnaies ou le controversé transhumanisme.

  • Une dimension ludique : jusqu’à présent, le chef d’entreprise né en Afrique du Sud et naturalisé Américain est resté laconique sur les moyens qu’il envisage pour monétiser Twitter qui, malgré près de 220 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, n’a pas été rentable lors des deux derniers exercices comptables. On peut donc penser que le chef d’entreprise, comme d’autres achètent des clubs de foot ou des médias traditionnels, accepterait de perdre de l’argent dans l’opération pour des raisons de prestige et d’influence. Si l’on se place une seconde du point de vue de personnes qui peuvent déjà tout s’offrir, il ne faut pas négliger le divertissement que peut représenter le pilotage d’un média, tout comme l’excitation que peuvent susciter des projets aussi fous et controversés que le transhumanisme, la colonisation spatiale… ou la transformation d’un des réseaux sociaux les plus influents du monde.

  • Une dimension politique : Le 14 avril dernier, lors d’une conférence Ted, il avait notamment détaillé son ambition de faire du réseau social « une arène inclusive pour la liberté d’expression ». Le milliardaire estime en effet qu’une forme de censure à sens unique, imposée par la gauche américaine au détriment des conservateurs, s’est installée.
Conférence TED2022 d’Elon Musk, le 14 avril 2022 (Ted).

Cependant, une étude scientifique a montré que la réalité était beaucoup plus nuancée, même si les censures les plus visibles ou emblématiques concernent le camp conservateur. La plus spectaculaire restant la fermeture du compte de l’ancien président américain Donald Trump (duquel Elon Musk s’est rapproché ces dernières années) pour « incitation à la violence » après l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021.

Un bras de fer déjà engagé

Ces ambitions d’ordre politique de celui qui se dépeint en « absolutiste de la liberté d’expression » paraissent largement prédominer dans la décision d’Elon Musk d’acquérir Twitter. Elles risquent toutefois de se heurter en Europe au Digital Services Act sur lequel le Parlement et le Conseil de l’Union européenne viennent, hasard du calendrier, de trouver un accord.

En effet, le texte prévoit d’astreindre les plus grosses plates-formes numériques à de nouvelles obligations de moyens, de façon à lutter plus efficacement contre la désinformation et la haine en ligne. La mise en œuvre du DSA aura notamment pour conséquence d’augmenter les coûts des plates-formes liés à la modération ou à la couverture des nouveaux risques juridiques, mais aussi une mise en transparence des algorithmes qui pourrait nuire à leurs revenus tirés de la publicité intrusive ultraciblée.

Une fois par an, les plates-formes devront ainsi être auditées par des organismes indépendants placés sous la surveillance de la Commission européenne, et des amendes atteignant 6 % de leur chiffre d’affaires en cas d’infractions répétées pourront être prononcées.

Cet accord a fait dire au Commissaire européen Thierry Breton qu’avec l’accord conclu le 23 avril, « le temps des grandes plates-formes en ligne se comportant comme si elles étaient “trop grandes pour s’en soucier” touche à sa fin ». Le 26 avril, après l’officialisation du rachat de Twitter, il a assuré que le nouveau dirigeant « s’adaptera rapidement au DSA ».

Si Elon Musk va jusqu’au bout se sa logique, selon laquelle Twitter souffre d’un manque de liberté d’expression, des antagonismes risquent donc rapidement d’apparaître en Europe. Le bras de fer semble en tous cas engagé. En France, le secrétaire d’État au numérique Cédric O, a lui prévenu que le DSA « s’appliquera quelle que soit l’idéologie de son propriétaire ».

Certes, au sein de l’Union européenne, les géants du numérique ont jusqu’alors surtout eu affaire aux autorités fiscales et celles en charge de la concurrence. Cependant, si le DSA est effectivement appliqué, et que les utilisateurs s’en emparent pleinement pour signaler systématiquement les contenus non appropriés, il devrait quand même modifier les comportements… et par là même, l’avenir d’un réseau comme Twitter.

D’une part, parce que l’application du DSA pourrait dégrader un modèle économique, déjà peu robuste. L’augmentation des coûts liée aux exigences de modération pourrait se doubler d’une réduction des recettes, lesquelles reposent quasi exclusivement sur la publicité. L’attractivité de la régie publicitaire de Twitter pourrait souffrir de la lutte engagée contre l’exploitation de données sensibles, telles que les orientations sexuelles, politiques ou religieuses, particulièrement prisées des annonceurs. Un risque d’effet de ciseau, ou de réduction des marges, qui ne semble certes pas au cœur des préoccupations d’un milliardaire probablement enclin à ne pas gagner d’argent (du moins directement) avec son média.

D’autre part, si Elon Musk parvenait à ses fins en faisant de Twitter un espace de débat le plus ouvert possible, une partie des utilisateurs risquerait également de déserter le réseau social. Quel intérêt de recevoir des dizaines de messages d’insultes au moindre post ? Nous pourrions ainsi assister à une transposition, que nous avions détaillée dans un précédent podcast, du précepte économique de la « mauvaise monnaie chasse la bonne » en « les mauvais utilisateurs chassent les bons ». Ne subsisteraient alors sur Twitter que les personnes en ayant une utilisation professionnelle, et les utilisateurs les moins modérés. Les autres pourraient se tourner vers d’autres espaces d’expression plus apaisés, mais aussi plus confidentiels, où paradoxalement, les obligations du DSA qui ciblent les plates-formes de plus de 45 millions d’utilisateurs actifs ne s’appliqueront pas.

Dans l’attente de pouvoir vérifier ces hypothèses, on pourra au moins avancer qu’avec le feuilleton de ce rachat, Elon Musk se met en scène comme le « greatest showman » du monde des affaires qui maîtrise le buzz et décrit le monde tel qu’il pourrait être. Une attitude au moins particulièrement appréciée des marchés financiers.

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