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Industrilles

Pour ou contre le revenu de base universel ?

Lors de l'université d'été du revenu de base en août 2014. Revenu de base / Flickr, CC BY

Un débat a été organisé sur le revenu universel de base dans le cadre d’un colloque de Cerisy sur « Le travail en mouvement ». Animé par Danielle Kaisergruber (Metis-Europe), il a opposé Yannick Vanderborght, professeur de sciences politiques aux universités de Saint-Louis (Bruxelles) et Louvain, et Jean‑Baptiste de Foucauld, inspecteur général des finances honoraire, ancien commissaire au Plan et acteur engagé depuis des décennies dans tous les dispositifs de solidarité et d’actions contre le chômage. Au-delà des arguments invoqués, deux visions anthropologiques s’affrontent autour de la question du travail.

De quoi parle-t-on ?

Revenu de base, revenu universel, revenu d’existence… Ces termes avaient déjà fait couler beaucoup d’encre lors de la dernière campagne présidentielle.


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Le soufflé était quelque peu retombé, mais voici qu’Emmanuel Macron relance le débat en annonçant dans son plan Pauvreté un « revenu universel d’activité », contribuant ainsi à une certaine cacophonie des concepts. Rappelons les principes qui définissent le revenu de base : un revenu universel (pour tous), inconditionnel (ne nécessitant pas de remplir des conditions préalables), individuel (destiné à la personne et non au foyer), automatique (qu’on n’a pas besoin de demander) et sans devoirs ni contre-parties (« duty free »).

Or le « revenu universel d’activité » proposé par Emmanuel Macron vise surtout la simplification des nombreuses allocations existantes : il ne serait ni inconditionnel (il serait attribué au-dessous d’un certain plafond de ressources), ni a fortiori universel, et serait soumis à des devoirs (suivre un parcours d’insertion). Tout au plus serait-il automatique dès lors que les conditions de revenus en seraient réunies, d’où son appellation d’origine « versement social unique et automatique ».

Pour Jean‑Baptiste de Foucauld, ce brouillage terminologique est l’indice que le débat sur le revenu de base « va désormais polluer la vie politique pendant des décennies » au détriment d’une véritable réflexion sur la lutte contre le chômage et le droit au travail. Pour Yannick Vanderborght, le revenu universel constitue au contraire une « utopie mobilisatrice », qui permet de réfléchir concrètement à la déconnexion du revenu et du travail.

Pour ne prendre que le cas de la France, 2 millions de personnes en activité réduite perçoivent une allocation chômage, 1 million travaillent tout en percevant le RSA, 2,36 millions de foyers touchent la prime d’activité parce que leurs revenus sont insuffisants et 700 000 retraités sont aussi auto-entrepreneurs : la déconnexion revenu/travail est donc déjà une réalité. Réduire les difficultés d’accès aux minima sociaux représente un pas vers le revenu de base ; pourquoi dès lors ne pas aller encore plus loin et reconstruire radicalement tout le système ?

Positions des principales forces politiques et sociales à l’égard du revenu de base

Yannick Vanderborght a d’abord beaucoup étudié le revenu de base, avant d’en devenir un défenseur nuancé. Avec Philippe Van Parijs, il est l’auteur de Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy (traduction française en 2019 à La Découverte), qui passe en revue l’histoire du concept et les positions des principales forces politiques et sociales engagées pour ou contre le revenu universel dans le monde.

Dans le camp des opposants, on trouve généralement la gauche travailliste, la gauche chrétienne et les syndicats, pour lesquels l’intégration par le travail reste l’horizon indépassable. Trois objections dominent : la crainte d’une individualisation des rapports sociaux au détriment des collectifs ; le risque d’une pression à la baisse des salaires ; et un sous-jacent plus stratégique : les syndicats sont par nature organisés autour du travail et le revenu universel s’adresse politiquement et prioritairement aux outsiders du marché du travail.

Parmi les forces « pour », on trouve essentiellement les écologistes en Europe, aux USA et au Canada et la gauche libertaire, qui mettent en avant trois types d’arguments : la remise en cause de la croissance (en tant que telle ou ne permettant de toute manière plus de fournir du travail à tous) ; l’existence de « communs » comme les ressources naturelles ou le capital accumulé, dont le revenu universel serait le dividende ; un rapport différent à l’activité plutôt qu’au seul « travail » dont la définition devient de plus en plus malaisée.

Si les féministes demeurent divisées à propos du revenu universel, à l’occasion d'expérimentations menées Seattle et Denver entre 1970 et 1980, certains analystes ont estimé que le taux de divorce avait soudainement augmenté; l’interprétation donnée à cette hausse étant que la répartition plus équilibrée du pouvoir économique a permis à des femmes dépendantes de sortir de situations de couple toxiques.

Même dans des pays où l’éthique du travail est très forte, le débat sur le revenu universel existe : en Suisse, l’initiative populaire en faveur d’un revenu universel (à hauteur de 2 260 euros par adulte !) a recueilli 23 % de « oui », ce qui est considérable, et au Japon, la fin de la tradition de l’emploi à vie, et ses corollaires précarisation/polarisation, ont fait modestement émerger la question.

« Donner le minimum vieillesse aux nourrissons ! »

Pour Jean‑Baptiste de Foucault, auteur de L’Abondance frugale, pour une nouvelle solidarité et l’un des coordinateurs du Pacte civique, le point capital de sa critique contre le revenu universel réside dans l’absence de contre-don (« duty free »). Toutes les sociétés se sont construites sur le triptyque « donner, recevoir, rendre ».

La question de la réciprocité est donc essentielle : il y a don parce qu’il y a contre-don. S’affranchir méthodologiquement du contre-don (l’obligation de travailler, chercher du travail ou se former) représenterait un saut anthropologique de type transhumaniste, conduisant à un individualisme terrifiant. Le RU ferait courir à nos sociétés des risques tragiques, en créant des habitudes et des attentes – « sans doute pas à la première génération, car nous sommes habitués au travail, mais dès la suivante » – dont on découvrirait ensuite qu’elles ne peuvent pas être durablement financées, ce qui causerait d’amères déceptions. « Il y a de quoi provoquer une guerre civile ! »

Selon lui, la promesse est financièrement insoutenable dans le contexte des finances publiques qui est le nôtre, ce que confirment d’ailleurs la grande majorité des économistes : « On parle quand même de donner le minimum vieillesse aux nourrissons ! ». Or cela interviendrait en outre dans un contexte où le coût de la réparation écologique va nécessiter la mobilisation de ressources considérables et une demande de travail accrue.

Enfin, le revenu universel représenterait une rupture complète avec la société du travail. Travailler, c’est se rendre utile à autrui et recevoir en échange une rémunération. À l’inverse, le revenu universel incite à se désintéresser de l’utilité sociale, de l’insertion et du chômage, « puisqu’on règle le problème en le supprimant ». N’oublions pas que « pour que les uns consomment sans travailler, il faut que d’autres travaillent sans consommer » : ce qui est normal pour aider devient insupportable si cela se transforme en rente et inverse la dépendance.

Poursuivre « la vie bonne » selon ses propres critères

Tout au contraire, répond Yannick Vanderborght, les expérimentations ne donnent aujourd’hui aucune certitude quant à l’impact du RU sur l’activité : elle peut augmenter ou décroître. Croire à la propension des individus à travailler ou à se vautrer devant la télévision relève de la « foi » anthropologique. C’est une question du même ordre que savoir si l’homme est bon ou mauvais. Notre propension à travailler a certes un intérêt dans la mesure où elle détermine notre capacité à financer le revenu de base. Elle a donc une valeur instrumentale, mais pas forcément une valeur intrinsèque.


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En disséminant le pouvoir économique, le RU donne à chacun une certaine liberté pour poursuivre la « vie bonne » selon ses propres critères. Et cette vie bonne sera souvent une « vie laborieuse », ne serait-ce que parce qu’avec 500 euros par mois on continue à être incité à rechercher un revenu complémentaire. Mais ce peut être aussi suivre une formation, créer, rêver, ne rien faire ou choisir de participer à des activités socialement utiles – car le travail au sens de l’emploi n’est pas toujours utile (bullshit jobs), et les activités socialement utiles ne sont pas toujours des emplois.

« Est-on libre avec 500 euros par mois ? »

À cette question posée par un participant, Jean‑Baptiste de Foucauld répond catégoriquement par la négative.

« Beaucoup d’individus doivent vivre avec 500 euros par mois. Ils ne sont évidemment pas heureux, car cela ne résout pas leur problème d’emploi. Le fait de ne pas travailler remet en cause l’identité et ne procure aucun bonheur. 500 euros ne permettent de gérer ni le problème de l’inclusion, ni la question de la reconnaissance de sa propre utilité. C’est pourquoi, je ne vois aucune raison de renoncer à lutter contre le chômage et pour le droit au travail. »

De son côté, Yannick Vanderborght insiste sur le fait que c’est justement l’universalité qui représente l’indéniable avantage du revenu de base, parce qu’elle permet d’éviter la stigmatisation et le sentiment d’exclusion des allocataires de minima sociaux.

« Dans le revenu de base, universalité et absence d’obligations sont deux inconditionnalités indissolublement liées : la première est ce qui permet d’accepter des activités faiblement rémunérées parce que l’on a un revenu par ailleurs ; la seconde est ce qui permet de refuser des activités dégradantes, peu attractives ou mal rémunérées, et donc de ne pas ouvrir la voie à l’exploitation. »

Le débat entre ceux qui veulent continuer à chercher des solutions au chômage et ceux qui veulent couper le lien entre travail et revenu ne fait que commencer.


Article extrait du compte-rendu du débat par Marie-Laure Cahier.

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